Une artiste dévoyée: Leni Riefensthal (1902-2003)

Article écrit par

Leni Riefensthal (1902-2003), opportuniste sans scrupule, a été une documentariste douée et un « compagnon de route » du nazisme, sans jamais le regretter jusqu’à la fin de sa très longue vie.

Le film d’Andres Veiel Leni Riefensthal. La lumière et les ombres[1] donne l’occasion de faire un double portrait de Leni Riefensthal comme femme et comme cinéaste, plus qu’un exposé (déjà formulé précisément ailleurs[2]) sur la propagande cinématographique nazie, ses méthodes, rituels et iconographie. Plusieurs livres avaient déjà été consacrés à ce « monstre sacré » du cinéma allemand[3], et un documentaire de Ray Müller[4] en 1993. La nouveauté est ici qu’après la mort de la réalisatrice en 2003, puis de son compagnon Horst Kettner en 2016, Andres Veiel (né en 1959) a pu avoir accès aux immenses archives de la cinéaste (sept cents caisses), déposées à la Stiftung Preußischer Kulturbesitz à Berlin. Le film d’Andres Veiel ne change rien à l’idée que l’on pouvait se faire de Leni Riefensthal dont il retrace, au fil de ses innombrables interviews et sans souci exagéré de la chronologie, la carrière en ses différentes étapes : danseuse, actrice (spécialisée dans les films de montagne), cinéaste d’abord choyée sous Hitler puis honnie après-guerre, photographe et enfin, du fait de son incroyable longévité, ultime fossile du IIIe Reich.

Son portrait comme femme n’est guère flatteur. Séduisante et séductrice, Leni Riefensthal le fut assurément : comme le rappelle dans le film une de ses anciennes amies d’école c’était une « beauté », qui n’hésitait pas quand il le fallait à jouer de ses charmes pour obtenir ce qu’elle voulait (à 70 ans passés, elle dégageait une étonnante aura érotique, qui fut un des éléments de sa liaison avec Horst Kettner[5]), même si c’était une beauté froide, au visage dur. Dotée d’une vitalité hors-norme, elle apprit ainsi à faire de la plongée sous-marine (aux Maldives ou ailleurs) à la fin de sa vie (devenant la plongeuse licenciée la plus âgée du monde et en même temps la photographe en activité la plus âgée de l’histoire) ; elle survécut même à un terrible accident d’hélicoptère en Afrique en 2000. La passion démente qu’elle mit toute sa vie à défendre son « œuvre » (multipliant les procès et accumulant des dossiers qu’elle montre dans le film de Ray Müller), est une autre preuve de cette énergie.

Mais à côté de cela, que de défauts rédhibitoires ! Passe encore peut-être son ambition sans limites (dont témoignait en 1976 la même « amie » d’enfance), ambition qu’elle aurait héritée (c’est du moins ce qui est suggéré dans le film d’Andres Veiel) de celles de sa mère, restées inabouties. On ne saurait excuser par contre son talent de manipulatrice, car elle était capable de piquer des colères (ou de faire semblant) quand cela n’allait pas dans le sens qu’elle souhaitait, ou encore de déverser toutes les larmes de son corps[6] pour apitoyer son interlocuteur, et surtout de mentir, tout le temps et à peu près sur tout (évidemment d’abord sur son engagement pronazi) : non, a-t-elle ainsi toujours soutenu, elle n’a jamais rien su de la Shoah avant 1945, n’a jamais vu autour d’elle de Juifs « disparaître » (ou alors c’est qu’ils étaient partis « en exil »), ou de Tsiganes (comme ceux qu’elle utilisa comme figurants pour son grand film tourné pendant la guerre : Tiefland, et qui furent pour la plupart exterminés mais qu’elle prétendit avoir tous retrouvés vivants après). Inaccessible au remords (« quelle est ma faute ? », ne cessa-t-elle de répéter jusqu’au bout), elle se voyait d’abord comme une victime, persécutée autant qu’elle était innocente (osant même citer Einstein en couverture de ses Mémoires, publiés en Allemagne en 1987, pour se comparer à lui qui avait pourtant été déchu de sa nationalité par les nazis et avait dû partir aux États-Unis, au moment où elle-même commençait à travailler pour Hitler[7]). Selon elle le film qui la résumait le mieux, c’est La lumière bleue (1932), où elle jouait Junta, une jolie jeune femme, créature d’exception injustement persécutée parce que seule capable d’accéder par son talent à une grotte de montagne remplie de cristaux s’illuminant les soirs de pleine lune : histoire de « l’innocence condamnée, victime de la cupidité et de la jalousie d’ennemis incapables de comprendre son idéalisme et son amour de la beauté.[8] ».

Leni dans La Lumière bleue

Brutale voire violente (on s’en aperçoit dans le film quand elle range à la cravache ses « chers » Noubas du Sud Soudan, ou quand elle s’emporte contre Ray Müller[9] qui ose lui rappeler ses relations suivies avec Gœbbels), elle rejette toujours la faute sur les autres : surtout Gœbbels, un « fou » selon elle. Cette violence intérieure transparaît dans les regards furibonds qu’elle lance à ses interviewers quand ils osent lui rappeler ses accointances passées avec les nazis. Manifestement Andres Veiel a voulu mettre l’accent sur l’égocentrisme, l’absolu narcissisme de son « héroïne », préoccupée seulement d’elle-même et de son « art » : d’où la scène cruelle à la fin où, lors d’une interview en extérieur, alors que centenaire elle ne s’inquiète que de l’effet que produira la lumière du soleil en accentuant ses rides ; en conséquence elle se regarde longuement, interminablement dans son miroir qui cache tout son visage.

Le portrait de Leni Riefensthal, non plus comme femme mais comme artiste, est tout autant contrasté, la « lumière » (c’est-à-dire ses incontestables talents de monteuse et de photographe) étant ensevelie sous « les ombres ». Andres Veiel n’a pas cherché à analyser « l’art hypnotique et trompeur[10] » de la réalisatrice, son savoir-faire technique qui sut construire l’image du national-socialisme en l’esthétisant ; c’est le triptyque nurembergeois : La Victoire de la foi (Sieg des Glaubens : Der Film vom Reichsparteitag der NSDAP, 1933), Triomphe de la volonté (Triumph des Willens, 1935, sur le Congrès du NSDAP de 1934), Le Jour de la liberté (Tag der Freiheit : Unsere Wehrmacht !, 1935). Il s’agissait (surtout dans le film du Congrès de 1934) de montrer une nation qui se réveille, unie à l’intérieur et forte à l’extérieur, conduite par son nouveau dieu : le Führer Adolf Hitler ; une nation disciplinée et invincible annonçant « l’éblouissante modernité, l’efficacité […] du IIIe Reich[11] » que le régime cherchera à étaler lors des Jeux Olympiques à Berlin deux ans plus tard. Triomphe de la volonté (titre choisi par Hitler) « fut délibérément conçu pour servir le culte du Führer[12] », après les graves évènements de l’année 1934 (la « Nuit des longs couteaux » et l’élimination de Röhm fin juin ; la mort du Président Hindenburg début août). Dans ces films Leni Riefensthal porta à sa perfection la scénarisation d’une dictature ou d’un totalitarisme : « La masse est filmée en plongée, compacte […]. Hitler est filmé en contre-plongée, seul, officiant près des nuages dont il est issu [il arrive en avion, dominant la vieille ville médiévale de Nüremberg et comme lui apportant sa modernité]. Se matérialisent ainsi les deux plans fondamentaux du film de propagande : le culte de la personnalité = contre-plongée = Hitler ; la servitude = plongée = la masse. Le film organise la dualité sur laquelle est fondée tout pouvoir absolu : l’unicité de ce pouvoir face à la masse soumise et ordonnée[13] » ; dans les gros plans (visages des soldats qui défilent ou détails dans la foule), ces « visages sont possédés par un fanatisme proche de l’hystérie[14] ».

Le Triomphe de la volonté (1935)

Andres Veiel a judicieusement inséré le passage du film de Ray Müller (en 1993) où Leni Riefensthal, revoyant Triomphe de la volonté, jubile littéralement et s’extasie devant son propre génie : « On arrive à un passage intéressant [dit-elle à Ray Müller] : c’est un effet obtenu par la prise de vue sur grue […]. Le résultat est très puissant. Les rangs de drapeaux se recoupent, ce sont les drapeaux du Stahlhelm[15] » (et, rayonnante, elle bat la mesure avec ses mains). Manifestement elle n’avait pas conscience d’avoir fait la promotion d’une idéologie mortifère et d’un des pires tyrans que l’Histoire ait connu. En guise de « justification » (?), elle affirme même dans cet extrait que le message des chefs nazis (Rudolf Hess en l’occurrence, ou Hitler) était apolitique, seulement pour la défense de la paix et du travail (opinion que les nazis réussirent effectivement à faire partager en Allemagne voire en Europe). Quand la question lui sera posée de nouveau : « Mais l’artiste n’a-t-il pas une certaine responsabilité ? », elle esquivera de nouveau, comme toujours : « À l’époque[16] 90% de la population était emballée (« begeistert ») par Hitler », ou « le monde entier admirait Hitler, tous les ambassadeurs faisaient la cour à Hitler, même Churchill disait que l’Allemagne avait de la chance de l’avoir », et de toute façon conclut-elle : « je ne pouvais pas savoir ce qui allait arriver ». Lors d’un fameux talk-show sur une chaîne de télévision allemande le 30 octobre 1976[17] elle ne se sentira pas gênée d’avouer benoîtement qu’elle n’avait vu alors « que le côté positif du IIIe Reich ».

L’esthétisation criminelle du nazisme

Montrer ce prétendu « côté positif » fut l’objectif déclaré du régime (et donc de Leni Riefensthal) lors des J. O. de Berlin en 1936, pour lesquels elle réalisa Olympia (1938) en deux parties : Fête des peuples (Fest der Völker) et Fest der Schönheit (Fête de la beauté), filmant les compétitions sportives avec une efficacité exceptionnelle, multipliant les performances techniques (grues, travellings, ralentis, caméras portables pour les coureurs ou sous-marines pour le plongeon, etc.). Andres Veiel rappelle cependant que l’idéologie raciste n’était jamais loin, même quand le film semblait célébrer l’athlète noir américain Jesse Owens ; dans une conversation en 1982 la réalisatrice explique qu’alors elle s’était sentie « électrisée » par lui : « Je n’avais jamais vu de noirs avant. Ils étaient bien bâtis et se déplaçaient comme des félins » (dans les années 1960-1970, elle photographiera les Noubas du Sud-Soudan avec la même obsession de la Beauté et de la Force). Forts et beaux : en portant ainsi la focale sur ces corps, Leni Riefensthal s’éloignait-elle fondamentalement du credo nazi, le racisme, qui célébrait lui le mythe de l’Aryen certes blanc mais encore plus fort et beau (avec le Juif comme repoussoir)  ? Ce stéréotype nazi se retrouvait en tout cas dans le prologue d’Olympia célébrant la Grèce antique, à travers le « Discobole » de Myron et de beaux corps nus d’athlètes blancs, une séquence dont Andres Veiel rapproche à juste titre ce passage attribué à Mein Kampf : « Pourquoi l’idéal de la beauté grecque est-il un modèle ? C’est la combinaison magnifique entre un corps parfait, un esprit brillant, et une âme noble. Ceci est aussi dans l’intérêt de la nation que ces corps parfaits s’assemblent et offrent à la nation une beauté nouvelle ». L’horrible de l’histoire est que le talentueux assistant de Riefensthal pour ce prologue, Willy Zielke (1902-1989), victime ensuite d’une dépression et catalogué schizophrène, fut interné et victime en 1937 d‘une stérilisation forcée, sans que Leni Riefensthal intervienne aucunement en sa faveur…

Olympia (1938)

Olympia, présenté officiellement à Berlin pour l’anniversaire du Führer le 20 avril 1938, en présence de tout le gratin du IIIe Reich, fut de l’avis-même de Leni Riefensthal le point culminant de sa « carrière », avant que n’éclate la guerre. Elle a déclaré regretter la suite : « ma vie aurait été plus belle si j’étais morte [alors]. Jusqu’au premier septembre 1939 mon étoile n’avait fait que grandir ». Après, ce fut la chute. Suite à une expérience météorique comme « correspondante de guerre » lors de l’invasion de la Pologne (où elle assista à un massacre de Juifs par la Wehrmacht à Kónskie le 12 septembre), elle se lança dans le tournage interminable de Tiefland, inspiré d’un des opéras favoris d’Hitler. Ce film, qui ne sortira en salle qu’en 1954, fut un échec qui doit amener à s’interroger sur ses vrais talents de cinéaste : elle était incapable de produire un scénario qui tienne la route, et ne savait pas travailler en équipe. Elle connut certes très brièvement la prison, et plus longuement les procédures dites de dénazification (en l’absence de documents probants, pas encore retrouvés à l’époque, elle fut seulement déclarée en 1949 mitlaüferin du national-socialisme, ce qui est traduit par « sympathisante »). Incapable de trouver des financements pour de nouveaux projets, elle dut se reconvertir dans la photographie, avec un certain bonheur en Afrique ou dans la plongée sous-marine, retrouvant une notoriété ambiguë[18], en partie comme ultime survivante d’une des périodes les plus obscures de l’histoire européenne contemporaine. Gérard Lefort à propos de ces évolutions au milieu des poissons a trouvé une formule-choc : « On la découvre en pleine action aux Maldives toute guillerette de santé et de sexualité […]. Une fois de plus, [Leni Riefensthal] aujourd’hui comme hier, danse avec les requins[19]. »

La cinéaste d’Hitler

Le point central reste donc sa collaboration avec le nazisme. Comment l’expliquer, quand tant d’autres professionnels du cinéma quittèrent l’Allemagne à l’avènement d’Hitler en janvier 1933 ? Le film d’Andres Veiel suggère plusieurs interprétations. D’abord son ambition démesurée et un opportunisme joint à une absence totale de sens moral. Comme le souligne Jérôme Bimbenet[20] : « elle […] a accepté de tourner les films de propagande pour Hitler, sans y être vraiment contrainte car elle y voyait aussi une opportunité de recherches techniques et esthétiques autant qu’une reconnaissance nationale et internationale ». En cela, elle rejoint un autre grand criminel du IIIe Reich, miraculeusement épargné lors des procès de Nuremberg, Albert Speer (alors qu’il avait été ministre de l’armement à partir de 1942, responsable de la mort de centaines de milliers de déportés astreints au travail forcé dans des conditions inhumaines), pourtant condamné à seulement vingt ans de détention et libéré en 1966 ; il deviendra une star des médias anglo-saxons (le type même du « bon nazi », l’intellectuel égaré en politique) après publication de ses mémoires en 1969 : Au cœur du IIIe Reich. L’ayant rencontré pour la première fois en 1933, Leni Riefensthal en disait beaucoup de bien ; c’était, selon elle, une grande personnalité :  « Nous étions assez semblables : une volonté de fer, idéaliste, prêts à faire des sacrifices et sans compromis ». Tous deux reprendront contact (entre 1969 et la mort de Speer en 1981), pour parler à l’occasion argent (comme le révèle le film d’Andres Veiel), c’est-à-dire le tarif de leurs prestations audio-visuelles respectives, Leni Riefensthal apparemment n’hésitant pas à demander (et à obtenir !) plus que son acolyte.

Une autre explication de la collaboration de Leni Riefensthal à l’œuvre du IIIe Reich réside dans la fascination qu’Hitler a manifestement exercé sur elle (la réciproque étant vraie, Hitler admirant en elle l’artiste qu’il croyait être aussi). Dans un texte souvent cité, elle a décrit comment elle aurait « découvert » l’orateur lors d’un meeting à Berlin en 1932 (en réalité, c’est faux ; elle avait lu Mein Kampf bien avant, et avec passion, et ne pouvait évidemment plus ignorer alors qui étaient les nazis ») :

« À l’instant [où il prit la parole] je me trouvais submergée de façon ahurissante par une vision quasi apocalyptique qui ne me quitterait plus : j’eus l’impression très physique que la terre s’entrouvrait devant moi comme une orange soudain fendue par son milieu et dont jaillirait un jet d’eau immense, si puissant et si violent qu’il atteindrait le milieu du ciel, et que la terre en serait secouée dans ses fondements. Je me sentais paralysée […] son discours exerçait sur moi une véritable fascination […]. Je me retrouvais deux heures plus tard […] en état de choc. Sonnée par ce meeting au point d’être incapable de faire signe à un taxi. Aucun doute, j’étais contaminée.[21] »

Et après son triomphe à Berlin lors de la première d’Olympia, quand de passage à Venise elle y découvre un télégramme et des fleurs du Führer pour lui souhaiter son anniversaire, le 27 août 1938, elle lui répond par ce courrier (reproduit dans le film d’Andres Veiel) :

« Mon Führer, comme aucun autre vous savez faire plaisir. Quand je suis arrivée au Lido pour le festival du film, la première chose que j’ai trouvée étaient les belles roses et votre télégramme de bon anniversaire. Je pouvais difficilement croire que dans votre emploi du temps vous ayez trouvé du temps pour penser à moi […]. L’impact du film comme outil de propagande allemande dépasse mes anticipations et votre visage, mon Führer, est applaudi partout […]. Je suis si heureuse que vous ne m’ayez pas complètement oubliée. Je pense sans cesse à vous, votre fidèle Leni Riefensthal. »

Deux amis

Le film montre également la célèbre photographie de la chaleureuse poignée de mains échangée entre les deux complices. Lors d’une interview en 1965[22], quand on lui demande : « Hitler avait-il un grand magnétisme à l’époque ? », elle répond (aussi pour se dédouaner) : « Bien sûr, naturellement. C’est dangereux de le dire à présent. » C’est en 1944 qu’elle aurait vu le dictateur pour la dernière fois. Elle se remémore ainsi l’annonce de sa disparition : « Nous avons appris par la radio qu’Hitler s’était…était mort. J’ai vu toute ma vie défiler. J’ai repensé à mes souvenirs de cet homme et que c’était fini. J’étais effondrée (zerstört). »

Leni Riefensthal enfin a toujours prétendu avoir été seulement « naïve » en politique, terme auquel, dans une autre interview[23], elle préférait celui d’« inexpérimentée » : « la politique, affirmait-elle, est le contraire de ce qui m’a animée durant toute ma vie [c’est-à-dire l’art] ». C’était une telle passion, vécue avec une telle intensité « qu’il n’y avait aucune place pour s’intéresser au monde réel » (en un sens effectivement, cette égocentrée ne ment pas). Mais quand on lui demande[24] « avez-vous fait Triomphe de la volonté pour Hitler, elle ment quand elle répond : « Je ne dirais pas cela. Si Roosevelt m’avait donné l’ordre de réaliser un film sur les avions, j’aurais fait de mon mieux. De même si Staline m’avait demandé de réaliser un film. Dès que j’ai des caméras en mains, je ne vois que le travail. » Car de toute évidence elle a adhéré aux idéaux nationaux-socialistes (même si elle ne fut sans doute pas une antisémite fanatique mais seulement de circonstance, quand cela servait ses intérêts par exemple pour évincer un ancien collaborateur, comme Béla Balázs qui avait travaillé pour elle sur La lumière bleue[25]). Elle a souhaité la victoire d’Hitler, et milité pour l’Anschluss en avril 1938 : « La plus grande Allemagne est devenue une réalité ; nous l’avons vu se développer d’année en année avec une conviction et une émotion croissantes. Le créateur de la plus grande Allemagne est en même temps son plus grand artiste[26] ». Elle s’est enthousiasmé lors de l’entrée des troupes nazies à Paris en juin 1940 : « C’est avec une joie indescriptible et profondément émue par la reconnaissance que nous vous portons que nous avons vécu, grâce à vous, mon Führer, la plus grande victoire de l’Allemagne, qui est aussi la vôtre : l’entrée des troupes allemandes dans Paris. Vous avez réalisé un exploit qui dépasse l’imagination humaine, un exploit qui restera inégalé dans toute l’histoire de l’humanité. Comment vous en remercier ? Vous féliciter ne saurait suffire pour vous montrer ce que nous ressentons. Vôtre, Leni Riefensthal[27]. » Elle s’est désolée de la défaite, et dans une interview citée dans le film d’Andres Veiel elle en évoque le souvenir avec une terrible amertume : « On a perdu la guerre[28] »… Que serait-il arrivé pour elle si par malheur Hitler avait vaincu en URSS ?

En guise de conclusion, constatons qu’il n’y a aucun « mystère Riefensthal » : il y a seulement le cas d’une artiste arriviste et narcissique, qui a mis son talent et son immense énergie au service du Mal absolu, sans jamais ensuite en éprouver le moindre remords. Cet exemple à ne pas suivre, c’est la « leçon » du film d’Andres Veiel.

 

 

 

[1] Titre original : Riefenstahl, 2024, Allemagne, Vincent Productions (coproduction : WDR, NDR, BR, SWR, rbb, Rai Cinema), distributeur français ARP. Andres Veiel a rejoint un projet initié par la journaliste de télévision Sandra Maischberger, avec le concours pour le montage de Stephan Krumbiegel et Ola Voigtländer.

[2] Voir par exemple Jérôme Bimbenet, « Le cinéma de propagande nazie (1930-1939) : un impact limité », in Une histoire mondiale des cinémas de propagande, sous la dir. de Jean-Pierre Bertin-Maghit, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 137-159.

[3] Citons par exemple le livre de Steven Bach, Leni Riefensthal. Une ambition allemande, 2008, Éditions Actes Sud (Jacqueline Chambon), traduction de l’ouvrage publié en 2007 (Leni – The Life and Work of Leni Riefensthal, Alfred A. Knopf, Random House inc, New-York) ; Jérôme Bimbenet, Leni Riefensthal. La cinéaste d’Hitler, Paris, Tallandier, 2015.

[4] Ray Müller, Die Macht der Bilder (Le pouvoir des images), diffusé sur la ZDF et Arte le 7 octobre 1993 (donc du vivant de la cinéaste, longuement interrogée sur son passé), en anglais The Wonderfull, Horrible Life of Leni Riefensthal.

[5] Né en 1942, Horst Kettner était donc quarante ans plus jeune. Il est mort d’une crise cardiaque en 2016.

[6] Voir par exemple Bimbenet, Leni Riefensthal, o. c., p. 148. ; Bach, o. c., p. 245.

[7] Ibid., p. 273.

[8] Bach, o. c., p. 110. Les dernières images d’elle filmées par Horst Kettner la montrent retournant sur les lieux de tournage de La lumière bleue avec la spectaculaire cascade.

[9] Leni Riefensthal  tout d’un coup se lève et saisit le bras de Ray Müller en criant : « Das geht nicht ! » (Ça ne va pas ! ») ; Horst doit la calmer.

[10] Bach, o. c., p. 454.

[11] Ibid., p. 219.

[12] Ian Kershaw, Hitler, Paris, Flammarion, Grandes biographies, 2008, p. 381.

[13] Jérôme Bimbenet, 2008, p. 148.

[14] Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973 (trad. française de l’ouvrage de 1947), p. 342.

[15] Une des nombreuses organisations paramilitaires, issues des Freikorps (les corps francs), qui virent le jour après la défaite allemande de 1918.

[16] Elle fait référence au plébiscite du 19 août 1934, où 89,9 % des électeurs approuvèrent l’octroi à Hitler de pouvoirs sans limites (preuve que, quand elle y a intérêt, elle a bonne mémoire).

[17] Je später der Abend (Plus tard dans la soirée), Westdeutscher Rundfunk Köln avec Hansjürgen Rosenbauer.

[18] On la vit même fréquenter la jet-set (Mike Jagger et sa femme en 1974 ; Andy Warhol, etc…).

[19] Gerard Lefort, « Leni Riefensthal, le baiser du requin », Libération, 8 novembre 1995, p. 32-33 (cité par Bimbenet, 2015, p. 280.

[20] Jérôme Bimbenet, 2015, p. 200.

[21] Ibid., p. 90 (tiré des Mémoires de Leni Riefensthal, Paris, Grasset, 1997, p. 143-144).

[22] « Leni Riefensthal in her own words », CBC, 11 mai 1965 (archive disponible sur internet).

[23] Lebenslaüfe, Südwestrundfunk, 1980.

[24] « Leni Riefensthal in her own words », o. c.

[25] Voir Jérôme Bimbenet, 2015, p. 88 : le 11 décembre 1933 elle donne toute procuration à Julius Streicher « pour juger la plainte du Juif Bélà Balacs [sic] contre moi ».

[26] « Leni Riefensthal zum 10. Aprils », Film-Kurier, 9 avril 1938, p. 3 (cité par Bimbenet, 2015, p. 156).

[27] Cité par Bimbenet, 2015, p. 194.

[28] Extrait de « Leni Riefensthal in her own words », o. c.

La cinéaste pendant le tournage du film Tiefland

Titre original : Leni Riefensthal

Réalisateur :

Année :

Genre :

Pays :

Durée : 1h55 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi