Augmentez les pensions !
Des pauvres vieux dispersés par la police, c’est sûr, le ton est donné : on n’est pas dans la dernière comédie à la mode avec Cary Grant. La question n’est pas de deviner qui va succomber comment au charme de qui avant la fin, mais plutôt de savoir « comment vivre avec 18 000 lires par mois ». Des dialogues emprunts de lyrisme, n’est-ce pas, pour un Vittorio De Sica décidé à poursuivre l’entreprise néo-réaliste. Après Sciuscia (1946) et Le Voleur de bicyclette (1948), De Sica reste dans la veine populaire : de vrais gens, filmés dans des vraies rues, avec de vrais problèmes. Nous le présenterons ainsi, au risque de sonner démago. Jetons franchement la pierre à De Sica : ses personnages sont trop attachants, et il ne mise clairement que sur eux.
Le scénario ? Et bien, Umberto, ancien fonctionnaire au ministère des travaux publics, ne touche pas une pension suffisante pour rembourser ses dettes. Il doit vivre, se loger, se nourrir. L’état italien n’ayant pas prévu telles frivolités, Umberto, maladif, tente de vivre à l’hospice un temps pour pouvoir payer son loyer, mais les meilleures choses ont une fin, et sa matrone de pensionnaire, récemment fiancée, a besoin de la chambre pour en faire un salon. Umberto n’a qu’à se marier lui aussi… L’essentiel du film consiste à suivre Umberto et son chien, Flike. Son seul ami, avec la jolie domestique, la jeune Maria, mise enceinte par un militaire florentin ou napolitain (l’embarras du choix…), qu’elle guette par la fenêtre à chaque coup de clairon.
« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande », Sartre.*
Sans s’infliger une leçon express de philosophie, une petite mise au point s’impose tout de même. Echo probable à la remontée du parti communiste italien, le néoréalisme n’est pas une génération spontanée, une excroissance bizarre dans le paysage littéraire et artistique de l’époque. Depuis les années 1940 en France, les existentialistes cogitent sec sur notre destinée. Leurs réponses : on ne va nulle part, nous ne sommes pas prédéterminés, nous sommes responsables de nos actes, et Dieu se moque bien de nous. A supposer qu’il existe : il nous a conçus libres. Et la liberté, c’est l’angoisse. L’angoisse d’avoir à choisir, notamment, au risque d’en payer les conséquences.
Certains penseurs ont eu beau s’exclamer « Après Auschwitz, pas d’art !», il a bien fallu réévaluer nos critères esthétiques. Si Hollywood n’a cessé d’ériger les décors en carton pâte pour asseoir le théâtre de sa splendeur indestructible, nos deux italiens ont tiré les leçons de la guerre en choisissant de dépeindre le quotidien solitaire d’humains ordinaires et anonymes, livrés à eux-mêmes dans un monde désespérément réel. Les Américains, sortis de l’Enfer en héros providentiels, n’avaient pas de quoi se sentir honteux. On ne peut pas en dire autant de l’Italie en 1945…
Hantées par la déréliction, les premières œuvres de Rossellini et de Vittorio De Sica n’ont pas attendu les premiers « Qu’est-ce que je peux faire ? Je sais pas quoi faire ! » de Godard pour révéler la vacuité de l’existence. L’enfant dépressif d’Allemagne année zéro proposait même une réponse à la supplique : le suicide. Puis de toute évidence, Rossellini s’est lui-même effrayé de la solution pour le moins définitive au malaise. Secoué par une crise de foie à partir de Stromboli (1949), il décide d’invoquer le Tout Puissant, part à la chasse à l’épiphanie, alors que De Sica se tourne vers la magie dans le naïf et utopiste Miracle à Milan (1951). Sorti juste après ce poétique écart, Umberto D. confirme et reprend le genre à bras le corps : nous n’avons pas affaire à un basique drame misérabiliste, mais à une fable tragique sur le délaissement.
Seule Maria reste fidèle. Hormis cette lumineuse exception, les rapports humains sont limités à leur expression la plus superficielle : échanges de montres, d’argent et de bons plans, mendicité, distributions de chapelets, et représentation sociale. Du fameux jeu social, Umberto a été éjecté depuis fort longtemps. Quant à la fraîche et spontanée Maria, c’est une servante : qu’elle reste à sa place. Elle n’a qu’à se laisser redécorer, à l’image des murs de la pension. Si elle rentre chez elle, de toute façon, elle se fera tabasser par son frère. Belle perspective. Nos deux compagnons se retrouvent littéralement broyés par la vie, par un système duquel ils sont exclus. Deux parias qui ne valent pas mieux qu’un chien, en somme, condamnés à épier les beautiful people par le trou de la serrure, depuis la cuisine, entre l’évier et un poulet mort. Et encore, Flike est bien loti, Umberto prend soin de lui. Alors que celui-ci s’épouvante devant la salle d’exécution de la fourrière, peu de gens s’inquiètent des conditions de vie du vieillard, inconscients pour la plupart de l’envoyer à l’abattoir.
* in Situations, III, « La république du silence », 1949.