Bernard Blier révulsé par les instruments à cordes dans Buffet Froid, Patrick Dewaere obsédé par Mozart dans Préparez vos mouchoirs : les personnages de Bertrand Blier ont souvent un rapport charnel voire pathologique à la musique. Elle ne se contente plus d’illustrer leurs actions, n’oriente plus nos réactions mais, toujours présente, accompagne leur vie. Si nous l’entendons, eux l’entendent également. Avec Trop belle pour toi, Blier poussera plus loin encore cette relation passionnelle entre musique et personnages, thèmes musicaux et narration.
Grand succès public du cinéaste et Grand prix du Jury au Festival de Cannes 1989, Trop belle pour toi est également l’un de ses films les plus simples, les plus classiques dans son sujet. Trois êtres pour un seul amour et avec eux leurs instants de bonheur, de tristesse, les questions qu’ils se posent, les réponses qu’ils refusent d’entendre. C’est rythmé par la musique de Schubert, omniprésente, que Blier déstructure sa narration et laisse se perdre les personnages de son triangle amoureux. Se perdre dans leur couple, leur quête d’amour, mais également dans une solitude bouleversante où perce un désespoir jusqu’alors absent de la filmographie du cinéaste. Indissociable de sa musique, le film prendra alors des allures d’opéra. Des couples, amants, maîtresses, ne resteront alors que ces femmes et ces hommes forcément seuls.
Tourbillons des premiers instants
Bernard Barthelemy (Gérard Depardieu), grand concessionnaire automobile, est marié à la mère de ses deux enfants, la magnifique Florence (Carole Bouquet). Jusqu’alors heureux au travail, heureux en amour – ou tout du moins semblant le paraître –, l’irruption dans son bureau de Colette (Josiane Balasko), une secrétaire intérimaire, va changer sa vie. Femme ordinaire, sympa mais un peu tarte comme Bernard la décrit, il l’aimera profondément. La liberté avec laquelle Blier filme leur rencontre, les premières semaines de leur relation, sans logique, sans plans de coupe reliant les scènes entre elles, renvoie à la vitalité du couple qu’ils forment devant nous. Flashbacks, ellipses, montage presque dégagé de toute contrainte narrative, c’est un amour naissant que nous présente Blier. Habituée aux longs dialogues, à l’immobilité des scènes, à cette froideur si urbaine qui caractérise ses films, la caméra du cinéaste ici ne cesse de bouger. Accompagnant la mélodie de Schubert, elle tourne autour des deux amants et, malgré les terrains vagues et les bus bondés, ce tournis semble les protéger de tout. Fluide, harmonieux, c’est pour cet intense moment de joie que devront plus tard se battre Colette et Bernard.
Comme reflet de ces instants entre les deux amants, les scènes glaciales exposant Bernard au sein de sa famille montreront, elles, à quel point le mari et la femme semblent s’éloigner. Quand il rentre chez lui pour dîner, Bernard pense encore à Colette, et la caméra également… Tournant autour de la table, s’arrêtant sur les visages de ses enfants, elle tente, aidée par la musique toujours plus présente, de vaincre l’immobilité des corps et de retourner, pour un instant, à la valse des amants.
Autour de cette table familiale, Blier nous présentera également la fragilité des sentiments de Bernard, que ce soit pour sa femme ou sa maîtresse. Pour cela, il mettra encore une fois en avant la musique de Schubert. « Tu aimes cette musique? », demande Florence à son mari. Prétendant ne rien entendre, il se lèvera pourtant après quelques instants et éteindra, bouleversé, le poste derrière lui. Mensonge parmi d’autres : en présence de Colette, cela fait des semaines qu’il entend cette musique, ses explosions de joie si rare, sa tristesse latente. Plus que de l’entendre, il la vit et s’il ne la comprend pas, elle est en lui. Ne souhaitant partager sa musique avec personne, il se lèvera d’ailleurs la nuit suivante pour l’écouter un casque sur les oreilles. Renfermé sur lui même, Bernard apparaîtra alors pour la première fois tel qu’il est vraiment, seul, terrorisé. Les moments de joie avec Colette, pourtant si proches, semblent déjà loin et cette musique qui le bouleverse tant ne le quittera plus jamais.
Trop belles pour lui
Au contraire du classique film d’adultère, les relations entre les personnages sont ici très peu fondées sur le mensonge. Florence saura très tôt que son mari la trompe et Colette que Bernard aime sa femme. La rencontre, presque « clichée », de l’épouse et la maîtresse dans un hôtel glauque reste pourtant une scène charnière autour de laquelle tout le film s’articule. Tout d’abord, alors que les protagonistes semblaient jusqu’alors ne parler qu’à eux mêmes, le dialogue entre les deux rivales, sans mari et sans Schubert, est réellement le premier du film. En filmant Carole Bouquet en contre jour, les cheveux trempés par la pluie et Josiane Balasko lumineuse, allongée dans son lit, Blier inverse les valeurs de beauté et semble voir à travers les yeux de Bernard. Cette femme trop belle qu’il faudrait enlaidir pour l’aimer, et cette maîtresse dont il n’arrive pas à saisir la beauté. À partir de cette rencontre, le film va alors se ralentir, la musique se faire plus discrète, la passion entre les amants s’atténuer. « C’est marrant, j’ai pas envie d’elle. Comment ça se fait que j’ai pas envie d’elle? ». De la fragmentation des scènes des premiers instants, répond alors la confusion de l’esprit de Bernard, qui ne cessera de faire souffrir ces deux femmes. Les laissant s’humilier lors d’un surréaliste repas mondain ou abandonnant Colette pendant un séjour à la campagne, auto-destructeur, il les poussera à le quitter. S’il a toujours été seul, désormais plus personne ne l’aidera à le supporter.
Derrière ses personnages masculins, leur vulgarité parfois, la tendresse de Blier est désarmante. Jamais vraiment sortis de l’enfance, ces hommes n’arrivent pas à aimer ou alors si rarement, si mal. On se rappelle de Carole Laure tombant amoureuse d’un enfant dans Préparez vos mouchoirs, Depardieu et Dewaere étant rapidement hors-jeu. Le plan final de Trop belle pour toi montre Bernard nous tournant le dos et s’éloignant sur fond de Schubert, seul. Quand il s’arrêtera après quelques mètres, c’est pour revenir nous hurler en gros plan: « Il m’fait chier votre Schubert vous comprenez ! Il m’fait chier !». Après ne pas avoir su voir Colette et Florence, après ne pas avoir su écouter cette musique, Bernard part en nous laissant un dernier sourire. Comme si Blier s’excusait de tant de noirceur, de tant de tristesse… Excuses acceptées.