Trois jours à Belfort : retour sur films

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Compte-rendu de notre passage à la 27e édition du Festival EntreVues de Belfort.

Arriver pour les trois derniers jours d’un festival, c’est s’immiscer dans une mécanique déjà lancée, récolter des bribes d’ambiance, regretter déjà ce qu’on a manqué : la Zombie Walk pour l’hommage à Rob Zombie et la plupart des films de la rétrospective Jean-Pierre Mocky, ou la table ronde sur le cinéma d’horreur (disponible sur Mediapart, comme tous les évènements publics du festival).

Le festival a enregistré une fréquentation record pour cette édition. Cela, on a pu le constater. Beaucoup de « jeunes » dans les salles, si on peut se permettre de les appeler indistinctement comme ça, peut-être des étudiants, souvent dans les premiers rangs, qui ne manquaient pas beaucoup de films en compétition. Et des bien moins jeunes, qu’on imagine fidèles, qui remplissaient chaque salle où était diffusé un film d’Ernst Lubitsch, mais les salles seront encore pleines pendant 100 ans chaque fois que passera Trouble in Paradise (1932).

La tentative de faire un bilan d’EntreVues échoue d’avance tant essayer de mettre un peu de cohérence dans un planning de festivalier serait une lubie. Essayant de voir les derniers films diffusés en compétition, nous avons manqué ceux de la programmation « L’argent guide le monde », où se croisaient 25 grands films sur le capital et ses liaisons souvent toxiques avec l’homme. Mais la frustration, le manque, sont constitutifs du parcours de festivalier, par extension de celui du cinéphile. Revenons quand même sur ce que l’on a pu voir.

Ayant reçu une Mention spéciale au prix documentaire, le court métrage Ovos de dinossauro na Sala de Estar de Rafael Urban nous était resté dans la tête. Une dame brésilienne revient sur les 40 ans de vie et d’amour partagés avec son défunt mari Guido. Le dispositif documentaire, comme une vitrine figée de téléachat, où la dame vanterait les mérites d’un mariage réussi, provoque l’émotion, notamment dans le balayage des souvenirs d’une vie, tous bien ordonnés dans des vitrines, désormais reliques.
 
 


Ovos de dinossauro na sala de estar de Rafael Urban
 
 
Dans le jeu cumulatif, A Story for the Modlins de Sergio Oksman, trouve une autre direction : l’histoire d’une famille est reconstruite aussi par les objets, traces visuelles (photos, films) retrouvées dans une poubelle. La voix off se charge de lier les fragments, et complète l’hommage à cette famille américaine oubliée.

Le court de Justine Triet, Vilaine fille mauvais garçon continue sa belle carrière et remporte le Prix du court métrage. La cinéaste, en train de terminer son premier long, dit lors de la remise des prix avoir regardé « avec amour et cruauté les personnages, comme on regarde les gens qu’on aime ». Le film est en effet ricanant mais aussi tendre pour ses deux anti-héros, un garçon complexé et une fille un peu loufoque. Plaisant en tous cas de voir que les comédies ne sont plus bottées en touche dans les palmarès.

Le rire n’a paradoxalement pas manqué lors de la projection de Eveybody in Our Family. La dramatique épopée d’un père rejeté qui tente à tout prix d’emmener sa fille en vacances n’a pas empêchée Radu Jude d’aérer son film avec beaucoup d’humour. La croyance du personnage du père en une parole bien définie, éduquée et civilisée le conduira paradoxalement à un règlement de compte très physique. La parole brusque et le cri, imposés aux autres sous la contrainte du bâillon, lui permettent enfin de s’exprimer. Cette insurrection paternelle est salutaire, elle dynamise la seconde partie du film, réoxygène le huis clos. Il s’achève sur une citation disant en substance (ou moquant peut-être les retombées catastrophiques de l’évènement) qu’un bon pétage de plomb est parfois synonyme de dignité retrouvée : « Lève-toi et marche, et va t’en tête haute ».
  
 

  Catherine Bizern et Jean-Claude Brisseau © Vincent Courtois
 
 
L’autre homme digne, c’était Jean-Claude Brisseau, venu présenter La Fille de nulle part en clôture. Massif et en basket, il descendait les escaliers pour rejoindre Catherine Bizern, déléguée générale du festival, qui a programmé l’an passé une rétrospective de ses films. Le cinéaste remercie, l’évènement l’a « aidé ».
On sent l’inquiétude du colosse, la peur du rejet pas bien loin, le Léopard d’or de Locarno l’été dernier l’ayant à peine rassuré. La Fille de nulle part est le récit d’un retour à la vie, timoré d’abord, puis de plus en plus éclatant. Il y a dans cette jeune fille blonde qui fait irruption chez Brisseau (à peine un personnage, le film est tourné chez lui, il joue lui-même cet ancien professeur) l’incarnation, en plus d’un évident sujet de cinéma féminin et hitchcockien, du retour en la possibilité de croire. Muse, complice et amie, la jeune fille s’introduit chez cet homme cloitré pour le libérer de sa solitude. L’absence totale de moyens financiers du film rend assez plaisante son ambition thématique. Le spirituel, l’ésotérisme et les apparitions sont justement confondantes d’effroi lorsqu’elles surgissent, puisqu’elles le font dans un environnement familier, peu fictionné, très terre à terre.

Le film le plus à part, Leviathan, fut le plus primé, déjouant les habituelles déceptions de palmarès ne sachant que faire lorsqu’une œuvre surnage, bien loin des autres. Consacré par le Grand Prix long métrage et simultanément par le Prix documentaire et le Prix One+One récompensant la meilleure musique composée, les deux co-réalisateurs, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, ont enregistré une marrante vidéo de remerciements depuis Boston, diffusée pendant la cérémonie.
 

 

Les réalisateurs de Leviathan, coiffés de tête de poisson © Vincent Courtois
 

Leviathan est une expérience de cinéma, bonne ou mauvaise, cela dépendra des avis et des estomacs, mais une œuvre si libre qu’elle ne laissera pas le moindre spectateur indifférent. Les cinéastes sont ethnologues en plus d’être réalisateurs de documentaires expérimentaux, mais c’est un nom biblique qu’il donne à leur film. Pas de trace du monstre marin, il s’agit de ressentir ce qui se passe sur un bateau de pêche aux larges des côtés américaines. Le film est réalisé (on le suppose) avec des caméras GoPro, matériel léger servant le plus souvent à filmer les performances sportives dans l’eau.

Il s’agit alors désormais d’affronter un cinéma "embedded", complètement sensationnel, au sens premier du terme. L’objet caméra ne se pense plus comme regardant, observant, mais est désormais partie embarquée d’un tout qu’est ce bateau de pêche et les activités qui régissent son quotidien. Les éléments filmés ne s’imposent plus à nos yeux comme structurels à un plan, mais plutôt comme des matériaux palpables et pourtant si abstraits. Le ciel et l’eau se confondent, le haut et le bas, la forme et la lumière ne se distinguent plus. Les couleurs sont splendides, mais déréalisées aussi, si proches de l’état de nature qu’elles semblent parfois recrées.
  
 

 
 
Le son de la caméra sous l’eau, de la chair grouillante des poissons, les voies indistinctes des pécheurs, le ronflement continu des machines : rien n’est jamais plus puissant que l’immersion sonore, dérangeante et happante en un même temps. La puissance de l’expérience est à vivre en salles, pas à lire : le film sera distribué en France par Independencia.

Aussi difficile que le passage en revue des films appréciés pendant un week-end à l’Est, la tentative de finir par une remarque concluante, un bilan déposé. Pas grand-chose, si ce n’est le plaisir de cette première fois à Belfort, où chaque film vu s’est aisément intégré à une programmation unifiée, tant dans sa qualité et sa diversité que dans son accessibilité.

Lire notre portrait de Mihaela Sïrbu, lauréate du Prix d’interprétation Janine Bazin.

La reprise du palmarès d’EntreVues aura lieu Lundi 10 décembre au cinéma Le Nouveau Latina (Paris) à 20h30. 


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