Un monde sans pitié, mais rempli de beauté.
Camille de Castelnau et moi-même sommes d’accord : L’hôpital pédiatrique Robert-Debré, conçu dans les années 80 par l’architecte Pierre Riboulet, est un centre de médecine particulièrement cinégénique, véritable cité de santé faite d’enchevêtrements et de strates, de déploiements et de plaines en béton, dont les courbures et les cambrures suggèrent la forme impressionnante d’une acropole moderne. Et si les circonstances qui mènent la plupart des familles de patients à le visiter sont souvent effroyablement déprimantes, cet univers clinique est conçu pour alléger au maximum les souffrances, qu’elles soient physiques ou psychiques. Il est donc approprié que ses extérieurs comme ses intérieurs soient si avenants au regard d’une caméra. Un peu plus loin dans le quartier : l’église Notre-Dame-de-Fatima est également une belle création architecturale, d’Henri Vidal, cette fois-ci. Elle sera, le temps de quelques scènes, l’endroit de réflexions difficiles et douloureuses pour les personnages de la série Tout va bien, d’abord avec Pascal (Bernard Le Coq), grand-père de Rose (Angèle Roméo), 9 ans, atteinte d’une forme rare de leucémie, puis avec le reste de la famille. Anne (Nicole Garcia), la grand-mère, pop-psychologue envahissante et autrice à succès d’ouvrages vulgarisés sur la positivité ; Claire (Virginie Efira), la tante, angoissée notoire qui essaie tant bien que mal de mener la barque dans son entourage troublé ; Vincent (Aliocha Schneider), l’oncle, steward qui, on le comprend, aimerait fuir en avant ; Et enfin, Marion (Sara Giraudeau), la mère, aporique mais incroyablement humaine, énigme indéchiffrable rendue incroyablement touchante par les grands yeux Shelley Duvalliens de son interprète.
S’appliquant à nous décrire la nouvelle vie d’une famille dont tous les repères sont chamboulés, la dernière production française de Disney+ a de nombreuses qualités – Il nous faudrait trop de temps pour toutes les lister. La plus importante de celle-ci, à notre avis, est la spécificité studieuse de l’expérience qui nous est racontée, ainsi que la couleur locale très riche qui y est apportée. En effet, si son pitch, ainsi qu’un certain nombre de musiques additionnelles, nous font au départ craindre un canevas feel-good très convenu et très américain, Tout va bien est une série en réalité expertement française et habitée par les décors dans lesquels elle se déroule. D’abord, nous l’avons dit, Robert-Debré et Notre-Dame-de-Fatima. Mais aussi, pour ceux qui connaitront ces plaisants alentours de la Porte des Lilas, les commerces de la rue Belleville. Et plus tard, dans l’épisode 5, un hôtel et un marché en Guadeloupe (la série nous faisant sortir, dans une très belle séquence taiseuse de filature, des topos touristiques pour nous inviter à nous enfoncer dans les quotidiens et les heurts créoles). Et aussi, dans l’épisode 6, une maison louée pour Noël vers Ivry-sur-Seine (la réalisatrice, Audrey Estrougo, s’amusera à y parodier les codes du christmas movie : La maison de vacances a des souris ; l’employée d’une quincaillerie, déguisée en elfe, est très crue sur les façons dont on peut les tuer ; ce sont les pères, et non les enfants, qui se réveilleront pendant la nuit du réveillon, etc).
Française, la série l’est également dans son ton, dans sa complexité caractéristique et généreuse. De nombreux détails sont ajoutés, planent au-dessus des personnages comme autant de petites névroses de Damoclès, sans forcément trouver de conclusion – Certains n’auront même pas d’introduction. C’est comme dans la vie : Tout le monde souffre, tout le monde sait que tout le monde souffre, et chacun attend le bon moment pour en parler à ses parents ou à ses frères et sœurs. Quelques fois, ce bon moment vient. Plus souvent, il ne vient pas. Dans les deux premiers épisodes, réalisés par Éric Rochant (qui prolonge sa collaboration fructueuse avec de Castelnau, avec qui il travaillait déjà sur Le Bureau des Légendes), ces complications humaines concernent surtout les personnages d’Anne et de Claire. Pour la mère, il s’agit d’une liaison avec son éditeur, Phillipe (Hippolyte Girardot, rendu célèbre par Rochant dans Un monde sans pitié). Elle finit par découvrir que celui-ci est un harceleur sexuel. Pour la fille, il s’agit d’un détour par sa coulrophobie : La série commence assez littéralement à l’intérieur de la psyché de Claire, puisque la première chose qu’on verra est un rêve où elle assassine un clown. Nous notons une sorte de renversement analytique de Sybil : Efira (dont le talent n’est, au passage, plus à prouver) ne joue plus une thérapeute et une romancière mais la fille d’une psy/autrice.
Les effets secondaires provoqués par une éducation organisée par une femme qui exerce ces professions seront pointés par la série à l’aide d’un certain nombre de signifiants. Entre autres, par une invocation du Château de ma mère, roman de Pagnol sur son enfance dont la fin a été censurée par Anne. À vrai dire, on se demande s’il n’existe pas tout un vocabulaire de signifiants historiques et psychanalytiques dans l’œuvre. On pense notamment à l’une des accusatrices de Philippe, Nina Jablonski (Déborah Grall), dont le nom fait penser à celui de Simon Jablonka, scénariste spécialement remercié par de Castelnau au générique, et frère d’Ivan Jablonka, expert universitaire du rapport entre l’enfance et les institutions censées la protéger.
Un casting apte, et d’ampleur internationale.
Dans les rôles secondaires qui jalonnent la série, on retrouve des comédiens qui savent parfaitement ajouter de l’épaisseur et de la consistance aux compositions que donnent la distribution principale. Ils sont à leur place, et ils la remplissent avec énormément de sensibilité. Eduardo Noriega (L’Échine du Diable, Les Traducteurs) joue Antonio, le compagnon de Claire. On comprend de lui que c’est quelqu’un d’empathique et de patient qui a sagement fait le choix de tout permettre à Claire en ces temps difficiles. Sauf sur un sujet : Celui de sa fille, qu’il a eu d’un précédent mariage. Camille Bouisson joue Lou, cette fille. C’est une enfant actrice admirable. Rendant Lou casanière mais pas timide, elle donne à son personnage beaucoup plus en commun avec Claire qu’elles deux ne le pensent. Elle n’a pas peur de pleurer comme les enfants sensibles le font, c’est-à-dire à la fois avec abandon et opacité. Elle n’a pas peur d’être agaçante ! C’est bienvenu pour confirmer que la série prend ses plus jeunes personnages au sérieux. Mehdi Nebbou (Munich, House of Gucci) joue Louis, avec qui Marion trompe le père de Rose. Leur relation est tendre, portée par le sourire de Nebbou et une affection qu’il sait rendre brave et léonine. On pourrait en citer d’autres – Suzy Bemba, par exemple, qu’on a vu récemment dans Le Retour. Son personnage est une chanteuse lyrique qui s’enamourache de Vincent, soit d’un petit gars faussement désinvolte, vraiment gentil, et au final extrêmement fragile. De fait, cette relation nous fera un peu penser à Diva (1981).
Enfin, comme le film et la série Hippocrate avant elle, Tout va bien a une brillante approche terre-à-terre du milieu médical. Elle comprend que rester à l’hôpital pendant longtemps, c’est aussi faire communauté : cet aspect de l’œuvre est très bien résumé par une séquence à la fin de l’épisode 1, dans laquelle on suit le trajet du greffon de moelle osseuse pour Rose depuis l’avion, puis dans un transport sécurisé, jusqu’à son acheminement à l’hôpital. La santé, c’est la conjonction de dizaines de professions et de centaines, voire de milliers de personnes qui les pratiquent. C’est faire corps, d’un bout de la France à l’autre – Voire même d’ailleurs en Europe si c’est là que le donneur compatible a été pris en charge. L’actrice Hiam Abbass joue le médecin de Robert-Debré qui porte le plus cet esprit collectif et humaniste. La série, à l’image de ce personnage, est attentive, soucieuse, et démenée. Son amour pour les liens qui unissent les gens dans les situations les plus complexes est propané, butané.
Et ainsi, Tout va bien, doux coup de poing à la mauvaise foi, qu’elle soit optimiste ou pessimiste, est une œuvre qui s’arme de nombreuses qualités pour défendre une idée narrative déjà très forte. Ce postulat est le suivant : Quand tout va mal, les plus petits moments d’entraide ou de trahison humaine sont multipliés. Ils peuvent être salvateurs ou dévastateurs.