En l’an 9177, les êtres humains vivent, au choix, dans une gigantesque tour en béton, siège du pouvoir et le centre nerveux de l’économie, soit dans de grands bidonvilles en pleine nature qui rappellent des communautés de hippies cherchant à construire un mode de vie idéal. La paix sociale règne malgré les étranges contradictions de ces deux groupes : dans la tour, la concurrence se doit d’être respectée scrupuleusement. Impossible d’ouvrir un commerce sans que deux autres établissement ne proposent exactement le même service. Les plébéiens, de leur côté, doivent rester des chômeurs, ils n’ont pas le droit de travailler. Jusqu’au jour où le statu quo ne soit perturbé par un homme qui désire vendre sa limonade, et un barbier qui veut retrouver ses clients…
Bien qu’il soit considéré comme une figure importante du cinéma en Espagne, le réalisateur, producteur et scénariste José Luis Cuerda demeure assez peu connu en France et à l’étranger. Certains citeront ses films les plus connus, El Bosque Animado (La Forêt Animée, 1987) qui a gagné 5 Goya et Amenece, que no es poco (L’aube, c’est pas trop tôt, 1989), à qui le public espagnol ne refuserait pas le statut d’objet culte. Il est parfois retenu pour avoir lancé la carrière d’Alejandro Amenábar, en produisant ses premiers long-métrages, Tesis, Ouvre les Yeux, et Les autres. Le scénario science-fictionnel de Tiempo Después tient plus des Monthy Pythons que de 1984. Néanmoins, son cinéma aborde beaucoup de thèmes politiques, et ce film ne fait pas exception.
Une parodie d’anticipation
La science-fiction est parfois vu comme une aventure, un exercice de pensée dans lequel se jettent les réalisateurs désirant s’écarter de leurs chemins habituels, comme Alphaville de Jean-Luc Godard. Mais pour José Luis Cuerda, cela fait totalement sens. Il explore d’habitude des périodes historiques de l’Espagne, comme la Guerre Civile avec La Lengua de las mariposas (La langue des papillons) en 1999 ou La Marrana (1992) qui se penche sur la période précédant la découverte de l’Amérique. Tiempo Después entreprend donc quelque sorte la démarche inverse, celle de se projeter cette fois dans le futur (et particulièrement loin, à l’image de son ton en perpétuel décalage avec les évènements). En 9177, chacun semble vivre dans son utopie, sa parodie de monde parfait. Les pauvres vivent dans une sorte de kibboutz, baigné dans une douce propagande diffusée sur des haut-parleurs, enthousiaste sur la joie d’être ensemble, entre soi. Les plus riches sont soumis aux contraintes de la « concurrence pure et parfaite », le capitalisme dans ce qu’il a de plus abstrait et de plus bête. La police et les militaires s’acquittent dignement de leurs tâches inutiles, maniérés et suffisants. Le roi se lève tard, s’endort aux audiences et parle avec un fort accent américain (une référence au locataire de la maison blanche ?). Au fond, rien n’a vraiment changé par rapport au présent, les structures sont plus rigides que jamais et il n’y a pas de porosité entre les classes sociales. José Luis Cuerda s’amuse de chaque catégorie d’individu, aussi bien la gauche que la droite, l’armée que l’église, mais il met surtout en lumière la difficulté d’évoluer, de changer de place dans la société. C’est par un acte simple, celui d’un chômeur qui veut se trouver un travail, que se déclenche toute une série d’évènement aux conséquences retentissantes. Le rebelle malgré lui entraine dans son sillage les insatisfaits, les mécontents qui veulent que les cartes soient redistribuées. Le film se présente moins comme un récit classique qu’une suite de sketches, avec un fil rouge qui ne reste toutefois jamais trop loin. Toutefois, il n’est pas fait pour tous les publics.
Humour difficile
L’une des difficultés qui se posent avec Tiempo Después est que son humour polarise beaucoup. Soit il plait énormément, soit il plonge dans la perplexité et ne suscite pas de rire. Les Monthy Pythons évoqués plus haut, célèbre troupe d’humoristes anglais, se faisaient les chantres d’un humour encore plus absurde qui divisait lui aussi son public entre les fan et les dégoûtés. José Luis Cuerda reproduit un peu de leur fantaisie en jouant énormément sur les dialogues. Ses personnages sont capables de se lancer brusquement et avec un aplomb déconcertant dans des dissertations politiques, des poèmes surréalistes ou des réponses absurdes, même aux questions les plus simples. A cela s’ajoute les étranges règles de leur monde, les relations entre les personnages et les quelques jeu que se permet le réalisateur. Que le spectateur soit averti, si ce n’est pas son genre de comédie, mieux vaut passer son chemin.
Néanmoins, contrairement à ce que font ses homologues britanniques, la mise en scène de Tiempo Después ne s’accorde que peu à cette étrangeté. L’explosion des codes du film historique de Sacré Graal s’accompagnait par tout un jeu de montage, de gags visuels, gestuels, de pitreries s’enchainant à un rythme effréné. Cuerda fait l’économie de cet aspect « montage russe », préférant un cinéma plus calme, ce qui peut déplaire aux amateurs de cet humour si débridé. Enfin, il est certain que les hispanophiles sauront mieux que nous apprécier les références historiques, culturelles, et les jeux de mots qui ont sans doute perdu de leur force avec la traduction. Malgré sa critique plus large de la société occidentale, Tiempo Después reste un film très marqué par son pays, à l’image de la carrière de son réalisateur.
Ce film est la dernière œuvre de Cuerda, décédé en début d’année à Madrid. Malgré son ambition de proposer une œuvre saugrenue qui dénonce un large spectre de travers dans la société, il reste assez difficile d’accès, et ne plaira vraiment qu’a un public curieux. Outre ses films, qui ne sont pas tous distribués en France, un spectateur qui s’intéresse à des comédies espagnoles peut commencer par découvrir les films d’Alex de la Iglesia, comme par exemple Balada Triste, l’histoire d’un clown qui se transforme en tueur, ou bien Les Sorcières de Zugarramundi. Enfin, pour finir sur une recommandation plus personnelle, Même la pluie, un drame sur le combat des boliviens pour avoir accès à l’eau, sur fond de tournage d’un film historique.