Au sein d’une trame narrative synthétique et ténue, les autres acteurs sont eux aussi exploités comme des figures : les touristes, le fils branleur, la mère courage qui étouffe au village, et surtout le grand-père michelangelesque, Ernesto. C’est sans compter la vierge à l’enfant noir qui vient bouleverser leur existence… Comme dans ses précédents films, Crialese se plaît à abstraire ses personnages de la réalité, à sculpter des icônes à leurs effigies, offrant quelques images sublimes, notamment celle d’un Vulcain dans sa forge, alors qu’Ernesto répare l’hélice de son bateau. Le registre est clairement celui de la fable. Et c’est justement le problème de ce troisième film : Crialese doit adapter le schématisme naïf qui a fait son succès à un sujet brûlant d’actualité.
Sur les côtes italiennes depuis quelques années, les marins ne pêchent plus le poisson mais ramassent à la pelle les cadavres des immigrants échoués sur le rivage. Le Code pénal se heurte alors à la loi des pêcheurs : « c’est vrai que c’est interdit de sauver des gens en mer ? ». Oui, c’est vrai. Tout citoyen apercevant un radeau de réfugiés se doit de prévenir les autorités, qui envoient sur le champ un bateau afin de ramener tous ces braves gens à bon port, chez eux, là où ils ne gênent personne, et surtout pas les nordistes venus prendre des vacances bien méritées dans les îles du Sud. Suivant la ligne du conte pour enfant, évitant évidemment les contraintes œuvrant à la création d’un film de bon goût, Crialese cherche par tous les moyens à nous apostropher, à nous émerveiller tout en nous révoltant – une ambivalence difficile à gérer tant les deux émotions se repoussent –, et tombe inévitablement dans le mélo lyrique ou le pittoresque.
Grand Prix Spécial du Jury à la 68e Mostra de Venise, Terraferma s’avère être néanmoins plus fin qu’il n’en a l’air. À bien observer le débarquement des touristes sur l’île, cette foule qui se déverse littéralement sur nous, on comprend mieux le fil souterrain du film, qui n’est pas tant le problème de l’immigration que celui de l’Italie de Berlusconi ; ses policiers à l’uniforme caca d’oie masqués pour aller récupérer les immigrants comme s’il s’agissait de récolter des ordures, ou ses invasions estivales de beaufs dans les régions les plus désoeuvrées et marginales de l’Italie. Au final, le faux simplet Filippo ne parle pas mieux sa langue natale que l’Africaine fraîchement débarquée. L’acculturation nous guette, mais la menace ne vient sûrement pas de dehors. La passivité docile et la vulgarité sont les deux mamelles d’une société occidentale déconnectée des contingences terrestres et a fortiori de l’humanisme. Le filet qui vient piéger notre regard au tout début du film prend ainsi tout son sens : il est encore temps de s’en dégager et d’attaquer les vrais barbares.