Tempête à Washington (Advise and Consent)

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A chaque fois où les États-Unis se parent d’un nouveau Président, demeure nécessaire, la (re)découverte d’une oeuvre comme « Tempête à Washington », de garder l’oeil sur la « réalité » d’une fonction politique.

Pris au présent, en regard du contexte actuel, un film comme Tempête à Washington (Advise and Consent, 1962) se distingue par sa fascinante actualité, la terrible pertinence d’un regard (sur la) politique excédant tout contexte. Le récit de la mise en question par ses pairs de la légitimité d’un sénateur à accéder au statut de Secrétaire d’état aux Affaires étrangères (ce dernier aurait un passé communiste), frappe autant par la belle fluidité de son épanouissement que par la progressive infiltration d’une profonde mélancolie. A l’aisance, la dextérité des politiques, s’allie de loin en loin le spectre d’une chute toujours prochaine, de la mise en lumière d’un refoulé moins intouchable que promis. Raison pour laquelle, sans doute, malgré la cruauté, la dimension carnivore de la fonction publique, perce une émotion peu commune. Rarement autant que dans Tempête à Washington, le poids du statut de « Président des Etats-Unis », de « chef d’Etat » n’a été aussi perceptible, la douleur de la contestation du choix d’un vieux compagnon de route mourant n’a imprégné de manière aussi subtile que limpide le moindre plan, la moindre séquence. Film tardif dans l’admirable carrière d’Otto Preminger, Tempête à Washington est de ces œuvres dont la beauté, la puissance narrative et esthétique semblent être la rançon d’une fidélité de toujours à une morale originelle de mise en scène. Déjà grand du temps de Laura (1944), son premier « chef-d’œuvre » officiel, ce dernier imposa sa marque par son sens de l’organisation spatiale, de la souplesse temporelle, son emploi reconnaissable parmi tant d’autres de la profondeur de champ faisant de lui, en même temps qu’une référence absolue du classicisme hollywoodien, une sorte d’expérimentateur apaisé. Apaisement lui permettant de faire d’un cinéma essentiellement centré sur la parole, le dialogue d’homme à homme (d’homme à femme), le lieu d’une attention, d’une écoute presque toujours dénuée d’ennui.

Siège éjectable

Il n’est un secret pour aucun que nombre de réunions politiciennes, en même temps que leur officielle matrice reste l’interrogation d’un système global, la remise en jeu des diverses propositions d’un gouvernement, sont l’occasion pour spectateurs et participants de trouver matière à définir concrètement la notion incertaine d’« opposition ». Se retrouver en un lieu (l’hémicycle ; le QG présidentiel) pour éventuellement mieux se perdre dans le flot des pics et déstabilisations, des rancunes et provocations des confrères. Charme sans nom des retransmissions télévisées des réunions de l’Assemblée Nationale, qui, en même temps qu’elles donnent accès au Peuple à la transparence politique (même relative) à laquelle il a droit, sont pourvoyeuses pour la satire («Le Petit Journal de l’Actu », de Yann Barthès, pour le meilleur) d’une riche matière à divertissement. L’échange politique, outre son sérieux de rigueur, est surtout, visibilité massive aidant, le lieu d’une troublante surenchère exclamative pouvant aboutir in fine à une réception confuse du discours. C’est cette mise à plat du doute, de la mauvaise foi mutuelle des sénateurs qui confère ici aux nombreuses (et longues) séquences introduisant la commission d’enquête sénatoriale leur précieuse dimension théâtrale. Doit être relevée, par exemple, la jouissance manifeste du sénateur de Caroline du Sud, Seabright Cooley (auquel l’immense Charles Laughton prête sa toujours inquiétante bonhommie) à présenter à la cour l’homme dont le témoignage serait assurément susceptible de nuire à l’ascension politique de son rival Leffingwell (Henry Fonda). Tout repose sur une mesquinerie consciente, un art consommé de la déstabilisation publique dont les répercussions, forcément mesurées en amont, ne manquent pourtant jamais d’affecter bien davantage que souhaité.

C’est cette « animosité civilisée » qui confère ainsi au film ses plus amples mouvements, le laps de temps toujours trop restreint imparti au sénateur mis à mal pour organiser une éventuelle contre-attaque. Bouleverse ainsi la sagesse de façade de Leffingwell écoutant Herbert Gelman, témoin à charge, accomplir ce qu’il pense (quelque peu sous influence) être son « devoir de citoyen » : retranscrire avec la plus haute précision, la plus manifeste conviction les conditions particulières l’ayant aidé à diagnostiquer une sympathie communiste de ce dernier. Comme dévorera le corps même du film la progressive perte de confiance du jeune sénateur Brigham Anderson, président de la commission, honorable père de famille si satisfait d’avoir fait vaciller les certitudes du Président (inoubliable Franchot Tone), devant un harcèlement téléphonique menaçant de faire resurgir, sans doute pour le pire, sa réalité. Dans ces deux cas extrêmes, en un mélange de parfaite souplesse dans les enchaînements (tout en délicats fondus) et de forte conviction dans l’élan des personnages, se cristallise une posture rarement aussi bien représentée : l’intenable lutte d’une figure publique contre le poids (parfois mortel) du privé, de son identité réelle. C’est de chercher l’ascension que résulte manifestement, dans ce cercle d’initiés, la promesse la plus certaine du gouffre. Anderson, trouvant a priori satisfaction dans le recul (et le probable déshonneur) de Leffingwell, se retrouvera contre toute attente très vite repositionné en tant que cible lui-même d’une imminente perte de splendeur. Le jeu, bien que cruel, n’est, sous le regard de Preminger, jamais résumable pourtant à sa seule horreur. De ce danger, qui n’est au fond que le plus évident corolaire à la vie politique, personne ne peut conclure à durable victoire, nul n’est préservé du plus imprévisible revers. Là se positionne moralement le cinéaste, trouve grandeur son approche du sujet « politique » comme de tout autre : dans le refus de trancher en faveur d’une quelconque « vérité » définitive, de conclure sa fable sur la cynique révélation d’une insurmontable fatalité à sens unique. Si tempête il y a, si menace d’exclusion doit peser sur le mouvement d’une carrière politique particulière, ne sera jamais exclue l’évidence d’une fragilité plus générale, d’un « mal » inhérent à la pratique même du pouvoir. Celui dont la mort prochaine, pressentie par tous (le peuple comme la classe politique), du Président apparaîtrait comme la métaphore.

Prises de fonction

Bien que, comme dit précédemment, une grande part de l’efficacité du cinéma d’Otto Preminger repose sur la minutieuse composition du plan, l’usage toujours captivant de la profondeur de champ, ne doivent pas être omis son admirable sens du montage, sa capacité, par le découpage et l’organisation sereine de son récit, à faire de toute fiction un incontournable réservoir à suspense. La dernière partie du film est en ce sens symbolique à maints égards de cette maestria, de par la presque imperceptible mise en place en temps réel d’une subite évolution de statuts. Plus tôt dans le film, s’isolant d’une cérémonie officielle avec son camarade sénateur Munson, le Vice-Président Hudson faisait part, sans doute conscient de l’inéluctabilité de son destin, de son absence d’envie réelle de devenir à son tour Président. Se satisfaisant de son poste certes moins « prestigieux », mais tellement plus tenable. Presque un peu anodine sur le moment, cette séquence trouvera pourtant, dans les toutes dernières minutes du chef-d’œuvre, sa portée définitive. Présidant à la séance de vote finale des sénateurs en faveur, ou non, de l’accès de Leffingwell à la place ministérielle souhaitée par son supérieur, Hudson, dont l’avis sera décisif, est interrompu. Ce que le spectateur avait aperçu quelques instants plus tôt (l’effondrement mortel du Président), lui est alors discrètement annoncé. Magnificence du jeu de Lew Ayers, à ce moment précis, de l’emploi dramaturgique de l’espace par un Preminger à l’entreprise plus que jamais assurée. Immédiatement, se met en place le protocole édifié pour pareille – triste – situation : incombe désormais au Vice-Président, à l’encontre de ses ambitions profondes, de prendre immédiatement la place qui sera maintenant la sienne, comme au plus « ancien » sénateur (Cooley, plus grand opposant au sacre de Fellingwell), de prendre pareillement sa nouvelle fonction de « maître » du jeu final.

Succédant aux longs monologues de Munson et Cooley, au détour desquels ces derniers argumentaient aussi  sincèrement  et  humainement  que possible quant aux raisons profondes de leur choix prochain, cette redisposition des pions, cette redistribution des cartes est par sa continuité, sa formulation étape par étape, comme la ramification finale d’un monument (ce monstre cinématographique qu’est à de nombreux égards Tempête à Washington) déjà si vertigineux. Pareil échange de postes aurait, chez un auteur burlesque, chez Lubitsch, la saveur acidulée d’une joyeuse valse de pantins sujets à une permanente et chorégraphique redéfinition. Rien de tel ici, nulle fantaisie mais, au contraire, une radicale objectivité, une mise à nu sans manière de la réalité d’un mouvement politique. Beaucoup de tenue chez les sénateurs, même les plus sarcastiques et loquaces d’ordinaire, à l’annonce du bouleversement. Une soudaine évidence des regards, du dispositif, comme un retour, après tellement de défiance et de coups-bas, à la pureté de l’acte politique, la simplicité toute pragmatique de sa  réalisation. C’est, en ces temps de faillite internationale comme en ce jour d’élection du nouvel arbitre de l’ordre mondial, à cette échelle que Tempête à Washington demeure, si longtemps après sa naissance, l’un des films « politiques » les plus indispensables et actuels à ce jour : s’y avoisinent, en un même corps (cinématographique), le meilleur comme le pire du Milieu, son paradis comme son enfer, ses tempêtes comme ses accalmies. De cette ouverture, cette élasticité d’ensemble dont l’impact devait, au départ, n’être qu’esthétique, découle pourtant la seule chose qui devrait compter vraiment : une justesse de regard (sur un monde, une situation d’urgence).

Titre original : Advise and consent

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Durée : 140 mn


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