Siège éjectable
Il n’est un secret pour aucun que nombre de réunions politiciennes, en même temps que leur officielle matrice reste l’interrogation d’un système global, la remise en jeu des diverses propositions d’un gouvernement, sont l’occasion pour spectateurs et participants de trouver matière à définir concrètement la notion incertaine d’« opposition ». Se retrouver en un lieu (l’hémicycle ; le QG présidentiel) pour éventuellement mieux se perdre dans le flot des pics et déstabilisations, des rancunes et provocations des confrères. Charme sans nom des retransmissions télévisées des réunions de l’Assemblée Nationale, qui, en même temps qu’elles donnent accès au Peuple à la transparence politique (même relative) à laquelle il a droit, sont pourvoyeuses pour la satire («Le Petit Journal de l’Actu », de Yann Barthès, pour le meilleur) d’une riche matière à divertissement. L’échange politique, outre son sérieux de rigueur, est surtout, visibilité massive aidant, le lieu d’une troublante surenchère exclamative pouvant aboutir in fine à une réception confuse du discours. C’est cette mise à plat du doute, de la mauvaise foi mutuelle des sénateurs qui confère ici aux nombreuses (et longues) séquences introduisant la commission d’enquête sénatoriale leur précieuse dimension théâtrale. Doit être relevée, par exemple, la jouissance manifeste du sénateur de Caroline du Sud, Seabright Cooley (auquel l’immense Charles Laughton prête sa toujours inquiétante bonhommie) à présenter à la cour l’homme dont le témoignage serait assurément susceptible de nuire à l’ascension politique de son rival Leffingwell (Henry Fonda). Tout repose sur une mesquinerie consciente, un art consommé de la déstabilisation publique dont les répercussions, forcément mesurées en amont, ne manquent pourtant jamais d’affecter bien davantage que souhaité.
C’est cette « animosité civilisée » qui confère ainsi au film ses plus amples mouvements, le laps de temps toujours trop restreint imparti au sénateur mis à mal pour organiser une éventuelle contre-attaque. Bouleverse ainsi la sagesse de façade de Leffingwell écoutant Herbert Gelman, témoin à charge, accomplir ce qu’il pense (quelque peu sous influence) être son « devoir de citoyen » : retranscrire avec la plus haute précision, la plus manifeste conviction les conditions particulières l’ayant aidé à diagnostiquer une sympathie communiste de ce dernier. Comme dévorera le corps même du film la progressive perte de confiance du jeune sénateur Brigham Anderson, président de la commission, honorable père de famille si satisfait d’avoir fait vaciller les certitudes du Président (inoubliable Franchot Tone), devant un harcèlement téléphonique menaçant de faire resurgir, sans doute pour le pire, sa réalité. Dans ces deux cas extrêmes, en un mélange de parfaite souplesse dans les enchaînements (tout en délicats fondus) et de forte conviction dans l’élan des personnages, se cristallise une posture rarement aussi bien représentée : l’intenable lutte d’une figure publique contre le poids (parfois mortel) du privé, de son identité réelle. C’est de chercher l’ascension que résulte manifestement, dans ce cercle d’initiés, la promesse la plus certaine du gouffre. Anderson, trouvant a priori satisfaction dans le recul (et le probable déshonneur) de Leffingwell, se retrouvera contre toute attente très vite repositionné en tant que cible lui-même d’une imminente perte de splendeur. Le jeu, bien que cruel, n’est, sous le regard de Preminger, jamais résumable pourtant à sa seule horreur. De ce danger, qui n’est au fond que le plus évident corolaire à la vie politique, personne ne peut conclure à durable victoire, nul n’est préservé du plus imprévisible revers. Là se positionne moralement le cinéaste, trouve grandeur son approche du sujet « politique » comme de tout autre : dans le refus de trancher en faveur d’une quelconque « vérité » définitive, de conclure sa fable sur la cynique révélation d’une insurmontable fatalité à sens unique. Si tempête il y a, si menace d’exclusion doit peser sur le mouvement d’une carrière politique particulière, ne sera jamais exclue l’évidence d’une fragilité plus générale, d’un « mal » inhérent à la pratique même du pouvoir. Celui dont la mort prochaine, pressentie par tous (le peuple comme la classe politique), du Président apparaîtrait comme la métaphore.
Prises de fonction
Succédant aux longs monologues de Munson et Cooley, au détour desquels ces derniers argumentaient aussi sincèrement et humainement que possible quant aux raisons profondes de leur choix prochain, cette redisposition des pions, cette redistribution des cartes est par sa continuité, sa formulation étape par étape, comme la ramification finale d’un monument (ce monstre cinématographique qu’est à de nombreux égards Tempête à Washington) déjà si vertigineux. Pareil échange de postes aurait, chez un auteur burlesque, chez Lubitsch, la saveur acidulée d’une joyeuse valse de pantins sujets à une permanente et chorégraphique redéfinition. Rien de tel ici, nulle fantaisie mais, au contraire, une radicale objectivité, une mise à nu sans manière de la réalité d’un mouvement politique. Beaucoup de tenue chez les sénateurs, même les plus sarcastiques et loquaces d’ordinaire, à l’annonce du bouleversement. Une soudaine évidence des regards, du dispositif, comme un retour, après tellement de défiance et de coups-bas, à la pureté de l’acte politique, la simplicité toute pragmatique de sa réalisation. C’est, en ces temps de faillite internationale comme en ce jour d’élection du nouvel arbitre de l’ordre mondial, à cette échelle que Tempête à Washington demeure, si longtemps après sa naissance, l’un des films « politiques » les plus indispensables et actuels à ce jour : s’y avoisinent, en un même corps (cinématographique), le meilleur comme le pire du Milieu, son paradis comme son enfer, ses tempêtes comme ses accalmies. De cette ouverture, cette élasticité d’ensemble dont l’impact devait, au départ, n’être qu’esthétique, découle pourtant la seule chose qui devrait compter vraiment : une justesse de regard (sur un monde, une situation d’urgence).