Syndromes and a Century

Article écrit par

Dans les hautes sphères cinéphiles, l’originalité du cinéma de Apichatpong Weerasethakul passe pour de l’arrogance en bobine et de l’imposture intello. Son nouveau long métrage pourrait être celui de la réconciliation avec les détracteurs officieux. Contrairement à ses précédents opus, certes pourvus d’une lumière rutilante mais écrasés par la solennité, Syndromes and a Century possède […]

Dans les hautes sphères cinéphiles, l’originalité du cinéma de Apichatpong Weerasethakul passe pour de l’arrogance en bobine et de l’imposture intello. Son nouveau long métrage pourrait être celui de la réconciliation avec les détracteurs officieux. Contrairement à ses précédents opus, certes pourvus d’une lumière rutilante mais écrasés par la solennité, Syndromes and a Century possède le grand mérite d’écorner l’image d’un cinéaste qui, sans avoir recours à la théorie, renouvelle sa petite grammaire du cinéma et fait affleurer l’essentiel des relations sentimentales (tordues, caduques, meurtries). La bonne nouvelle vient tout d’abord de cette détermination à ne pas sacraliser chaque instant avec préciosité (l’autopsie des chakras, ouvertement désamorcée par le grotesque); ensuite, de cet humour étrange qui sourd de partout. D’un générique de début où les personnages sortent du champ fictionnel pour achever une conversation sur la scène qu’ils viennent de tourner, rappelant au passage que Weerasethakul s’attache à des événements extirpés du réel (la rencontre entre son père et sa mère). Des couloirs inhospitaliers. D’une table nichée dans un parc. De l’anodin et du dérisoire.

Il faut avoir vu cette scène pourvue de ruptures de ton où une femme évoque la seule fois où elle est tombée sous le charme d’un homme pour saisir la grandeur des ambitions. Dans un élan de naïveté, elle raconte qu’elle a suivi l’élu par son cœur sec et fini par lui demander s’il préférait les hommes ou les femmes. En se rendant compte de l’incongruité de la question, les deux personnages laissent éclater un rire franc, oubliant ainsi l’angoisse d’une déception possible. Le spectateur n’est pas exclu: il rit avec eux. Une noria de scènes similaires (comprendre simples et décomplexées) répondent à cette harmonie drolatique où des événements impromptus viennent casser le rythme, contraster avec une ambiance sinistre ou quotidienne. Pendant une heure, le film, qui réfléchit avec son cœur et non pas avec sa caméra, fonctionne sur ce régime, remplit ses moments de suspension par des instants volés, montre ces mots sur lesquels on achoppe, se focalise sur des regards transis, propose des déclarations d’amour maladroites, en dit long sur la curieuse mécanique du désir. Comme s’il flottait dans un état amoureux.

Puis vient la rupture, presque subliminale. On quitte les protagonistes de la première histoire; et cette collision scénaristique cherche à provoquer des sentiments plus ambivalents. Des séquences boiteuses et mornes traduisent la tristesse indicible de ceux qui passent l’un à côté de l’autre. Une nouvelle fois après Tropical Malady, le récit de Weerasethakul confronte le fantasme et la réalité, le passé et le présent dans deux parties distinctes. Il introduit des questions qui ne viendront pas. Ou trop tard. Ironiquement, le réalisateur joue sur les sous-entendus homo-érotiques chez des personnages présentés comme hétérosexuels. Par exemple, dans ce flottement ambigu où un homme reluque maladroitement le tatouage d’un ado désœuvré. Toute la dernière partie du film, très intrigante, qui enregistre la confusion et le doute se situe dans les tréfonds d’un hôpital afin de capter un bouillonnant tumulte mental où les personnages flirtent avec la déraison et ressentent un manque les envahir. Les plans fixes deviennent ainsi des mouvements de caméra alambiqués. Une musique dissonante vient générer un trouble à la manière du Désert rouge, d’Antonioni. Pas étonnant d’ailleurs que les personnages errent en se posant des questions Antonioniennes : qu’est ce que l’identification d’une femme ? Qu’est-ce qui nous sépare et nous lie? Qu’est ce qui provoque le coup de foudre ? Et là-bas, quelle heure est-il ?

Au même moment, l’absurde, indispensable pour tordre le cou à l’esprit de sérieux, impose ses lois désopilantes (les vieilles femmes qui cachent une bouteille d’alcool dans une prothèse). Pour bousculer les genres avec une insolence souveraine. Cela s’exprime jusque dans la caractérisation des caractères périphériques qui font pénétrer l’air d’un désir diffus (le guitariste qui se lance dans un show solo) ou laissent entendre les premières notes d’une musique lointaine (le dentiste qui oublie de soigner son patient pour entonner une mélodie perdue). Dans une scène a priori anecdotique mais répétée deux fois, un moine raconte un rêve étrange avec des coqs vociférants et propose des herbes qui guérissent (est-ce un double du cinéaste qui propose une expérience unique hors des conventions?).

Apichatpong Weerasethakul réussit à concilier les velléités expérimentales et les dérives passionnées. Adosse le pouvoir infaillible de la mémoire à la blancheur clinique d’un hôpital contaminé par l’amiante des souvenirs. Le finale, étrangement enjoué, rassure ceux qui auraient pu se tromper sur la nature de cet objet aux beautés fascinantes: nous sommes dans une comédie musicale gangrenée par une maladie tropicale (la tumeur du cœur engourdi) où les sentiments valsent, imperturbables, et les griefs fredonnent sans chœur. Un film hanté par une atmosphère ouatée et curieuse, qui ne ressemble qu’à lui-même.

Titre original : Sang sattawat

Réalisateur :

Acteurs : , , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 105 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

L’Aventure de Madame Muir

L’Aventure de Madame Muir

Merveilleusement servi par des interprètes de premier plan (Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders) sur une musique inoubliable de Bernard Herrmann, L’Aventure de Madame Muir reste un chef d’œuvre inégalé du Septième art, un film d’une intrigante beauté, et une méditation profondément poétique sur le rêve et la réalité, et sur l’inexorable passage du temps.

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…