D’emblée, oublions les suites, hagardes et radoteuses, qui ont vite contribué à enfouir profondément les qualités intrinsèques du premier opus. Oublions aussi la vague du néo-slasher (Souviens-toi l’été dernier 2, Urban Legend 3, …) engendrée, telle une tumeur maligne dorénavant inopérable, par le spectaculaire succès de Scream. Car la caricature volontaire du slasher élaborée par Wes Craven est vite devenue la norme, le second degré s’amenuisant au fur et à mesure des copies jusqu’à incarner ironiquement (mais sans humour) le prototype du film moqué dans le premier opus de Scream.
Cible évidente, le slasher reste l’un des genres les plus codés et donc prévisibles par bien des aspects. Popularisé par Halloween de Carpenter à la fin des années 70, il s’intéresse principalement à un groupe d’adolescents, souvent issus d’un milieu aisé, devenant la cible d’un tueur masqué (la plupart du temps) et armé d’un objet tranchant, dont l’avancée inexorable et les multiples résurrections en font un être quasi-fantasmagorique. Symbole phallique par excellence, l’identité visuelle du tueur et la mythologie qui gravite autour de lui « font » généralement toute la valeur du slasher. En 1996, date à laquelle Scream envahit les écrans américains, Wes Craven est encore connu pour avoir livré au genre une de ses plus belles figures avec le personnage de Freddy. Réalisateur d’une poignée sanglante de films cultes depuis le début des années 70, Craven cherche alors à s’extirper du genre, dont il s’est lui-même lassé, pour concrétiser ses rêves de mélodrames sociaux (La Musique de mon cœur, échec cuisant au box-office en 1999) qu’il tente de monter depuis des années. Pourtant, amadoué par le scénario incisif de Kevin Williamson et le discours des producteurs lui promettant de financer son mélo s’il accepte de tourner un dernier film d’horreur, le cinéaste, croyant tenir là sa porte de sortie, signe ironiquement le plus grand succès de sa carrière, qui s’avérera aussi son tombeau artistique.
Car Scream reste un brillant slasher, efficacement mis en scène par un Wes Craven alors inspiré (la mythique scène d’intro fait encore son petit effet), qui enchevêtre ses plans avec le plus grand classicisme pour mieux servir son propos parodique, tout en restant incroyablement dynamique. Serti d’une B.O sans faute et d’un casting maîtrisé, entre ses seconds rôles attachants (Drew Barrymore et Henry « Fonzie » Winkler) et ses acteurs télés gentiment cabotins, Scream conserve un charme indéniable, remporté par une spontanéité presque candide et une patine 90’s sucrée.
Bien entendu, toute l’essence de Scream réside bel et bien dans son approche méta-cinématographique, déjà initiée par Craven lui-même dans son film précédent, Freddy sors de la nuit, où il jouait son propre rôle. Le concept est pourtant simple : les personnages de Scream sont pour la plupart des spectateurs, voire des fans de films d’horreur ; ils en maîtrisent les codes et ont pleine conscience des similarités qui existent entre leurs péripéties personnelles et le déroulement habituel d’un slasher. Le tueur lui-même concentre sa personnalité de psychopathe dans sa cinéphilie, il n’est pas un Jason ou un Freddy, il n’a pas de mythologie propre, il n’est qu’un acteur derrière un masque qui reproduit les scènes qu’il a vues et aimées. Le porteur du costume est donc tout à fait interchangeable, n’importe qui peut devenir « ghostface » pourvu qu’il maîtrise les codes qui structurent les agissements du personnage. Les autres protagonistes n’auront qu’à deviner la suite de leur propre histoire en interrogeant les films, puisque le tueur lui-même suit à la lettre les scènes des plus grands classiques. Et pour être sûr de ne rien rater, le personnage de Randy (le cinéphile loser) vient rappeler au spectateur chacune des règles qui structurent le genre et qui trouvent à chaque fois un écho direct dans la narration du film.
Cet effet miroir est exploité au maximum par Craven, qui introduit dans ses protagonistes une dualité acteur-personnage assez fine, puisque si le personnage n’a pas conscience d’être dans un film (comme dans d’autres œuvres post-modernes, au hasard La Rose pourpre du Caire de Woody Allen), il a pourtant conscience d’intégrer un phénomène de mise en scène horrifique et donc de « jouer », comme le montre la vengeance finale de Sidney Prescott, qui s’accomplit dans le travestissement en prenant une tournure profondément ludique (une partie de cache-cache). Mais le personnage de Scream est aussi un simple spectateur amené à devenir acteur et à subir lui-même la stupidité de ses propres réactions (inhérentes au genre) qu’il dénonçait quelques secondes avant. En effet, alors que le tueur à la voix métallique appelle Sidney au téléphone pour lui asséner son fameux « tu aimes les films d’horreur ? », celle-ci lui répond : « Les films d’horreur c’est nul, toujours un tueur débile qui poursuit une nénette à gros seins qui préfère se cacher à l’étage plutôt que sortir de chez elle ». Evidemment, le tueur débile est juste derrière elle et son premier réflexe sera de se réfugier à l’étage. Sidney devient ainsi en une poignée de secondes l’archétype même de la victime d’un slasher, oubliant sa nature originelle de spectatrice cynique. Wes Craven joue par anticipation avec les réactions types, non pas du fan, mais du spectateur réfractaire, à qui d’ailleurs le film est dédié.
Le phénomène de distanciation, procédé récurrent dans le post-modernisme, culmine lorsque le spectateur est confronté à sa propre image lors d’un plan composé de jeunes gens, assis sur un canapé, en train de regarder un film d’horreur. Pire, en train de rire devant un film d’horreur, le regard dirigé vers le spectateur. Craven kaléidoscope l’ensemble avec une caméra cachée, et on se retrouve sans s’en rendre compte en train de regarder des gens (les journalistes), qui regardent des gens (les personnages spectateurs) qui regardent un film d’horreur (nous, qui regardons aussi un film d’horreur). Le dispositif est astucieusement ironique. Non sans une allégresse certaine, Craven, en terroriste aveugle, sabote la position confortable et passive du spectateur, mais ne semble pas savoir réellement quoi faire de ce nouveau statut qu’il lui confère, fait de clins d’œil appuyés, de sourires en coin et d’index tendus.
En effet, le cinéaste abuse (et surtout mélange) tous les procédés de distanciation possibles pour créer de l’ironie, parfois avec une réelle rigueur, mais aussi avec la pire lourdeur du monde. Bizarrement, c’est surtout lorsque Craven se cite lui-même que le propos du film s’alourdit, notamment lors d’allusions masturbatoires à Freddy ou d’autres bons mots (« On dirait un film de Wes Carpenter »). Si Scream reste, en dépit de sa fraîcheur, un film bancal dans sa méta-cinématographie, c’est qu’il hésite régulièrement entre une charge rageuse contre le genre et ses spectateurs (dont Craven commence à se lasser sérieusement) et une pantalonnade opportuniste et nostalgique qui finalement reste un pur film d’exploitation, pas moins racoleur que les autres. La première ambition étant sans doute la plus pertinente, d’autant que les meilleures scènes du film sont bercées par cet humour discret et pince-sans-rire qui se joue de la stupidité des situations. Quid de ce dialogue entre Sidney et Tatum, espionnée sans raison par le tueur costumé en plein supermarché ? Ou encore cette splendide séquence où Tatum parvient à mettre K.O. le tueur maladroit et décide pourtant de s’enfuir par la minuscule chatière du portail électrique qui ne demandait rien de mieux pour se transformer en guillotine. « Ghostface », lui, rejoint la fête en costume, comme si de rien n’était.
Les personnages sont stupides mais les spectateurs sont pires, voire même dangereusement mongoloïdes, et quittent la séance d’Halloween pour se ruer ivre-morts sur leurs voitures, manquant d’écraser le sheriff-adjoint et la journaliste, en hurlant la Chevauchée des Valkyries pour contempler, hilares, le cadavre encore frais du directeur de l’école. La critique est timorée mais bien présente, les fans de films d’horreurs fantasmant une violence qui n’a plus aucun impact sur leur encéphalogramme plat. L’identité des tueurs confirme d’autant plus cette assertion qu’ils sont cinéphiles, enfants gâtés complètement débiles, et finissent par se mutiler joyeusement entre eux, chacun avec l’accord de l’autre, comme l’ultime coquetterie d’une mise en scène aberrante. Bien sûr, l’héroïne survivante déteste les films d’horreurs et a fait l’expérience, via le meurtre de sa mère, d’une violence bien réelle et traumatisante, et sa victoire sur les deux neuneus n’en est que plus significative. La critique simplette et moraliste esquissée par le couple Craven-Williamson ne fait que renforcer le cynisme du discours (Scream n’est pas vraiment Funny Games), qui encore une fois cohabite pourtant très bien avec la fraîcheur de l’entreprise.
Contrairement à la méta-cinématographie extrêmement rigoureuse d’un Tarantino, qui distingue bien ses différents niveaux discursifs afin qu’ils s’enrichissent l’un l’autre, Scream se révèle être un véritable foutoir post-moderne, où le meilleur côtoie le pire tout en restant un divertissement de haute volée. Cinéaste naïf mais spontané, Wes Craven réalisait ici son dernier bon film avant une déchéance navrante (Scream 4 bientôt sur vos écrans !) en partie imputable à ses producteurs. Ironie du sort, les années 2000 auront connu un étonnant revival du slasher, voyant toutes les grandes figures du genre (Massacre à la tronçonneuse, Halloween, Vendredi 13) revenir avec un sérieux inébranlable, une violence hardcore et une approche particulièrement déférente envers les films originaux.