L’histoire est somme toute classique : un couple qui s’aime, et des obstacles. Pourtant, force est de constater que Sailor et Lula (Wild at heart), est bien plus que ce schéma classique maintes fois mis en scène au théâtre comme au cinéma. En effet, ce film prend place dans l’autre univers, celui de David Lynch. Certes, Sailor et Lula doivent affronter un opposant, décliné ici sous la figure de la mère et de ses nombreux adjuvants, mais c’est surtout le monde moderne dans son ensemble qui s’oppose ici à l’amour. La structure du récit s’apparente à celle d’un road movie, où les protagonistes tentent de fuir leur passé et de mettre une distance entre eux et leurs ennemis. La puissance du film tient aussi bien à la récurrence des thèmes lynchéens comme le feu, le rire ou encore les monstres, qu’à la force d’une histoire d’amour pure comme on n’en voit qu’au cinéma.
Le feu est omniprésent : les allumettes ou les cigarettes sont cadrées en plan très rapproché, donnant à l’image une grande puissance visuelle. Sailor et Lula, de motel en motel, fument et font l’amour. Mais le feu est aussi un instrument de mise à mort, celle du père, brûlé vif, évoqué plusieurs fois dans des flash backs, pour tenter de reconstituer une vérité. L’art de Lynch se retrouve dans l’enchaînement, par montage alterné, de ce feu, symbole de mort et de cette cigarette qui se consume, libération du plaisir. La mort et l’amour sont étroitement liés dans le film, la petite et la vraie mort s’entrelacent continuellement comme dans la scène de l’assassinat de Johnny, l’homme à tout faire de la mère, qui part « chasser le buffle » et n’en reviendra pas.
La route que traverse Sailor et Lula est sanglante. Les morts ne sont pas seulement ceux qu’ils drainent avec eux ou qu’ils entraînent sur leur passage. La mort est déjà là, avant leur arrivée. La scène de l’accident de voiture choque et s’imprègne dans la mémoire par sa violence sourde et par l’association d’un dialogue d’une banalité criante et d’une mort soudaine, passage de la puissance à l’acte, comme prémonition funeste adressée aux amants. Au rouge à lèvres que la mère s’étale sur la figure fait écho le sang de la jeune fille de l’accident de voiture qui meurt sous les yeux de Sailor et Lula. Tout semble ainsi lié, de rappels en rappels, d’évocation en action, d’images de mort en montée du plaisir.
Face à Sailor et Lula, beaux et jeunes, se crée un univers monstrueux qui donne au film son inquiétante étrangeté. La difformité et la perversité prennent corps dans la galerie de personnages lynchéens. Les personnages de l’hôtel, de vieux estropiés, rappellent à s’y méprendre les personnages atrophiés du théâtre de Beckett. Le vieil homme du dancing de la Nouvelle-Orléans, qui met en garde les protagonistes contre les méfaits des pigeons, a la voix déraillante d’un trachéotomisé. La tueuse engagée indirectement par la mère est d’abord filmée sous un voile qui laisse au regard le soin de remarquer son anomalie, sa difformité. Les trois femmes énormes du motel, qui effectuent la danse des voiles sur la pelouse, portent au paroxysme cet univers du laid et du difforme.
Face à ses monstres premiers, reconnaissables directement du fait de leurs caractéristiques physiques particulières, se développe un autre type de monstres, plus dangereux, plus effrayants encore : les pervers psychotiques. M. Reindeer regarde, assis sur ses toilettes, une femme à demi nue danser. Bobby Peru, ancien marine magistralement interprété par William Dafoe, atteint le plus haut degré de perversion en amenant Lula à tromper Sailor dans une scène sexuelle où la trahison est associée au plaisir. Ainsi, face à nos deux amoureux aux visages d’anges et aux corps sublimés, se met en place une galerie de monstres. Véritable foire lynchéenne où la laideur et la décrépitude du corps trouvent un écho dans l’âme psychotique et pervertie.
Mais David Lynch excelle surtout dans l’évocation et la construction d’un imaginaire unique. Une scène pose de façon magistrale cette création grâce au principe de la mise en abyme. Le vieil homme du motel de Big Tuna en parlant de son chien pose le principe de cette évocation et de l’image mentale qui se crée face au discours. Lynch sait les développements infinis que peut créer la parole. À la perfection de l’image, Lynch parvient à associer une idée de la révolution poétique mallarméenne, si féconde au cinéma : « Je dis : une fleur ! et musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
La référence au magicien d’Oz sous-tend le film. La méchante sorcière apparaît comme évocation dans la tête de Lula puis suit la voiture sur la route, volant à leur côté comme une ombre maléfique. Son rire résonne comme le rire des petits vieux de Mulholland Drive. La métaphore filée du Magicien d’Oz trouve son apogée à la fin du film, avec l’apparition de la bonne fée, dans sa bulle rose, qui remet Sailor dans le droit chemin, celui de Lula et de leur fils, Pace. C’est donc en tension avec ce film mythique américain que se crée cet autre mythe, celui de Sailor et Lula.
Le lien entre Sailor et Lula est préexistent : Sailor a assisté à l’assassinat du père de Lula. Les deux personnages semblent ainsi être à jamais accrochés l’un à l’autre. Leur relation est symbolisée par le collier de bonbons que Sailor offre à Lula et que cette dernière mange en criant son nom à l’heure du procès. La beauté du film tient toute entière sur cet amour fort, pur, loin des conventions. Si Sailor, invincible, se bat pour montrer à Lula son amour, Lula, personnage de femme forte, est tout esprit. La séquence finale, sur le capot de la voiture, où Sailor chante enfin Love me tender à Lula résonne comme un espoir de s’extraire enfin du quotidien pour rejoindre le beau. Même si la route est jalonnée de cadavres et de vices, la bonne fée a toujours raison : « Si tu as le cœur sauvage, tu te battras pour tes rêves ».