Rencontre avec William Friedkin (2/3)

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Suite de notre entretien marathon avec William Friedkin, qui revient sur ses méthodes de travail ainsi que sur l´héritage de ses plus grands films : « French Connection » et « L´Exorciste ».

Répétez-vous beaucoup avec les acteurs ?

J’ai répété L’Exorciste (1973) pendant des mois, dans un restaurant à New York. J’aurais presque pu en faire une pièce de théâtre, tant les acteurs étaient au point. Nous avons commencé à tourner, et là c’était le drame. C’était plat, figé. J’ai dit aux acteurs : « Oubliez tout. Nous allons improviser les dialogues, parce que vous connaissez trop parfaitement vos personnages ». Ils ont eu un peu peur, mais quand vous voyez le résultat, c’est très naturel. Si je faisais du Shakespeare, je répéterais beaucoup. Mais dans mes films, j’essaie d’être réaliste, donc je n’en fais pas beaucoup. Mes acteurs doivent comprendre deux choses : ce que leur personnage veut, et comment réagir à l’acteur en face d’eux. C’est tout. Le meilleur jeu d’acteur, c’est de savoir réagir à l’autre.

Avez-vous réussi à créer cet environnement sur le plateau de Bug (2006) ? On ressent vraiment la claustrophobie qui était déjà au cœur de la pièce de Tracy Letts…

J’ai essayé de rendre les choses crédibles sur ce tournage. J’ai vraiment cherché à effrayer Ashley Judd, dans toutes les prises. Le film parle de la transmission de la paranoïa, et Ashley devait transmettre cette impression de contamination. Michael Shannon aussi devait être dans la bonne ambiance pour faire ce qu’il fait, comme s’arracher une dent ! C’est un acteur fabuleux, qui irait jusqu’au bout pour être performant à l’écran. Tracy Letts l’a découvert dans un parc. Shannon était alors SDF. Ils se sont parlés, et Tracy lui a demandé s’il avait déjà été acteur. Il avait joué dans une compagnie de théâtre, et Tracy lui a ainsi remis le pied à l’étrier.

 

Jason Miller (qui joue le père Karras) disait que vous aviez une arme à feu chargée sur le plateau de L’Exorciste, pour l’effrayer…

Oui. J’ai piqué cette idée au réalisateur George Stevens. Vous ne le connaissez pas ? Dehors ! [Rires] J’avais lu dans Time Magazine que sur le tournage de l’adaptation Le Journal d’Anne Frank (1959), pour reproduire cette tension d’une enfant coincée dans une cave entourée de nazis, Stevens se tenait au-dessus du plateau de tournage et tirait un coup de feu pour faire réagir les acteurs aux bruits qu’ils entendaient dehors. Il obtenait des réactions sincères. Pour L’Exorciste, je devais faire des gros plans d’un homme censé regarder un démon. Mais sur le plateau, que voit-il ? Des techniciens manger leurs sandwichs, deux autres qui discutent… C’est dur, dès le départ ! J’utilisais donc des armes à feu chargées à blanc pour les faire réagir. Dans la scène où Jason écoute les enregistrements de Regan possédée, le téléphone sonne soudainement et il sursaute, terrifié. Si j’avais juste reproduit le bruit d’un téléphone, il n’aurait pas été terrifié ! J’ai donc tiré un coup de feu, et il a réagi comme je le voulais. C’est une technique de réalisateur ! Je respecte les acteurs de cinéma, ils font le métier le plus difficile du monde, ils doivent être crédibles alors que tout autour d’eux est faux. Le réalisateur doit créer un environnement propice pour eux. C’était extrême, mais ça a marché. Et les armes étaient chargées à blanc, contrairement à La Quatrième dimension (John Landis, Steven Spielberg, Joe Dante, George Miller, 1983), par exemple, où on tirait à balles réelles sur les acteurs pour les effrayer. Il y a d’ailleurs eu un terrible accident d’hélicoptère sur ce film.

Vous avez casté Fernando Rey dans French Connection (1971), mais je crois que ce n’était pas votre choix à l’origine…

Vous devez savoir que le casting de Fernando Rey était une erreur ! [Rires] J’avais sur ce film un directeur de casting qui n’en était pas vraiment un. Il écrivait des critiques pour le Village Voice. Il connaissait tous les acteurs, il avait aidé à révéler à William Petersen, et il m’a fait rencontrer Willem Dafoe… Un jour j’ai lancé cette idée : « Appelons ce gars qui jouait dans Belle de jour (1967), ce gros dur ». « Oh oui, » m’a-t-il répondu, « ce gars, c’est Fernando Rey ». Nous l’avons engagé, et je suis allé le chercher à l’aéroport, et là, je vois ce gars, ce n’était pas lui, ce n’était pas l’acteur de Belle de jour. Il jouait dans un autre film de Buñuel. J’ai paniqué, et je l’ai ramené à l’hôtel. Là il me dit : « Vous savez je ne suis pas français, je parle un peu c’est tout », alors que son personnage était français. Je lui ai dit que son bouc et sa moustache devaient partir. Ce trafiquant était un type louche, un type de l’ombre. Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas faire ça ! J’ai donc appelé mon directeur pour le traiter d’idiot, pour lui dire qu’il s’était trompé ! Il fallait virer celui-là et engager celui de Belle de jour ! Il s’avère que le type que je recherchais n’était pas Rey, mais Francisco Rabal. Rabal ne parlait pas un mot d’anglais, et était déjà pris. Nous avons donc gardé Fernando Rey, et il s’est avéré que c’était un cadeau du ciel. Nous sommes devenus amis. Et lorsque j’ai tourné Sorcerer (1977), j’ai fini par caster Francesco Rabal.

 

La fin de French Connection est l’une des plus belles et désespérées que l’on puisse imaginer. L’avez-vous écrite vous-même [Ndlr : le scénario est signé Robin Moore et Ernest Tidyman] ?

Oui. Je n’avais pas vraiment de fin, parce que cette histoire n’était elle-même pas finie. J’avais dit à mon monteur que je trouvais la fin de French Connection trop plate. Je lui ai dit : « Finissons l’histoire avec un bang ! Mettons des coups de feu dans la bande son ! ». Il m’a demandé ce que ça voulait dire. « Je n’en sais rien ! » [Rires]. Je pense que cela pouvait signifier que ce policier était devenu fou, obsédé par sa traque. Je ne sais pas, je n’ai pas d’idée encore aujourd’hui de ce que ça pouvait vouloir dire. C’était l’inspiration du moment.
Je crois que dans la plupart de mes films, les fins sont ambiguës. C’est au spectateur de se faire sa propre idée. Pourquoi ? Parce que la vie elle-même n’est pas simple, il n’y a pas toujours de réponse ou de happy end, il y a toujours une sensation d’inachevé. C’est ce que j’aime au cinéma, j’aime emporter le film avec moi. Je n’ai pas envie qu’un idiot de réalisateur me dise quoi penser. Vous savez quoi ? Dans la réalité, le trafiquant de French Connection n’a jamais été attrapé. Il s’appelait Jean Jehan, et pas Charnier comme dans le film, puisque nous avions dû changer de nom. Il a réussi à échapper aux policiers new-yorkais qui l’entouraient. Les inspecteurs ont ensuite appris qu’il avait rejoint la France, plus précisément la Corse. Ils y ont envoyé deux flics pour tenter d’obtenir son extradition. Ils sont restés des mois sur place, se heurtant à l’administration. L’un de leurs homologues français a sympathisé avec eux. Il leur a dit : « Vous n’arriverez jamais à obtenir son extradition. Jehan a combattu aux côtés de Charles de Gaulle durant la Résistance ». Et Jehan est mort paisiblement dans son sommeil. La seule personne qui a fini en prison dans l’affaire de la French Connection a été Jacques Angelvin, une star de la télé française. Jehan avait mis de la drogue dans sa voiture pendant son voyage aux États-Unis, à son insu, selon lui.

Comment avez-vous déniché Linda Blair, qui joue Regan dans L’Exorciste ?

Nous avons fait passer des auditions à des milliers de jeunes filles d’environ 12 ans. C’était impossible, nous avons commencé à auditionner des filles de 16 ans, et je ne trouvais pas non plus ce que je cherchais. Un jour, j’étais dans mon bureau, et ma secrétaire m’appelle pour m’annoncer qu’une Eleanor Blair, qui n’a pas de rendez-vous, est ici avec sa fille de 11 ans. Il s’avère que Linda était représentée par une agence pour enfants acteurs, mais qu’elle n’avait jamais vraiment joué. C’était une bonne élève, fan d’équitation. Dès qu’elle est entrée, j’ai vu le visage du personnage tel que je l’imaginais. Je lui ai demandé si elle savait de quoi parlait L’Exorciste. Elle m’a répondu que oui, qu’elle avait lu le livre, qu’il s’agissait d’une jeune fille qui était possédée et faisait plein de choses horribles. « Comme quoi ? » lui ai-je demandé. « Eh bien, elle frappe sa mère au visage, elle défenestre un homme, elle se masturbe avec un crucifix… » Je lui ai demandé, alors que sa mère se tenait là : « Tu sais ce que ça veut dire ? ». Elle m’a répondu : « Oui, c’est comme éjaculer, c’est ça ? » J’ai vu sa mère esquisser un sourire, et je lui ai demandé : « Ça t’est déjà arrivé de le faire ? » et elle m’a répondu « Bien sûr, pas vous ? ». Et je l’ai engagée sur-le-champ, parce que je savais que ce tournage et les épreuves qui l’attendaient n’allaient pas la rendre folle. Et j’ai eu raison. Sur le tournage, je l’ai traitée comme ma propre enfant, j’ai fait en sorte que tout ça soit un jeu pour elle, que ce soit agréable. J’ai dû lui demander des choses que personne n’aimerait demander à une enfant. Linda a maintenant 52 ans, elle a continué à jouer, elle s’est engagée avec Peta [Ndlr : association de défense des animaux], elle est végétarienne… C’est une femme épanouie.

Pensez-vous que L’Exorciste fera l’objet, comme c’est le cas de nombreux classiques, d’un remake dans les années à venir ?

[Il prend une voix d’outre-tombe] L’Exorciste est unique ! Ah ah ! Non sérieusement, comment feraient-ils un remake de ça ? Ils n’ont pas fait de remake de Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939). Ils feront peut-être un remake de L’Exorciste aidé de nouvelles technologies [Ndlr : un projet de mini-série est actuellement en cours d’écriture dans ce sens]. Le film a rapporté au studio plus de 800 millions de dollars au fil des années. C’est le huitième plus gros succès de l’histoire en termes de vente de tickets. Tant que le film leur rapportera de l’argent, à quoi bon le refaire ? Je n’ai même pas vu les séquelles, je sais ce à quoi je peux m’attendre. Je sais que les histoires sont stupides et ne respectent pas les thèmes d’origine [Ndlr : l’une de ces séquelles a été réalisée par William Peter Blatty, auteur du roman]. J’ai fait le film en me mettant dans la position d’un croyant, pas d’un sceptique. Je comprends les mystères de la foi. Si je vous parlais d’il y a 2000 ans, d’un homme marchant dans le désert, qui n’aurait jamais écrit un mot et ne savait pas écrire, qui aurait juste parlé, principalement à des Juifs ; si je vous disais que durant les centaines d’années qui suivirent, les plus beaux monuments qui soient seraient construits en son honneur, que des milliards de gens auraient foi dans ce gars, qu’on les persécuterait pour ça, que ce gars serait l’objet d’une religion, m’auriez-vous cru ? Non. C’est ce qu’on appelle le mystère de la foi. Je ne comprends pas l’athéisme. Nous ne savons pas comment nous sommes arrivés là, ce qu’il y a après, s’il y a quelque chose après. Il y a peu de mystères dans le monde : la mort, l’amour… et la foi. Je crois que L’Exorciste parle de cela, de cette présence du surnaturel dans notre monde réel. La peinture de Magritte, L’Empire des lumières (1954), a été un déclic pour savoir comment aborder L’Exorciste. Je ne l’ai pas tourné comme un film d’horreur, mais comme une histoire d’évènements inexplicables. William Peter Blatty l’envisageait aussi comme ça. L’histoire s’inspire de faits réels. J’ai pu voir à Washington les dossiers de cette histoire, les dossiers médicaux. Soit il s’agissait de graves hallucinations, soit quelque chose s’est produit qui était inexplicable.

Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont fait remonter L’Exorciste en 2000 ?

À l’origine, après l’avoir montré à William, j’avais coupé douze minutes du premier montage. Il était ma meilleure audience. « C’est parfait » m’a-t-il dit, « tu as fait une adaptation encore meilleure que mon livre ». Les producteurs exécutifs de Warner Bros m’ont ensuite fait quelques suggestions : tu pourrais éliminer cette deuxième scène chez le docteur, tu pourrais changer l’ordre de ces scènes, et puis cette fin, pourquoi ne la rends-tu pas plus ambiguë ? J’ai d’abord pensé : « Qui sont-ils pour me dire quoi faire ? ». Puis j’y ai réfléchi, et j’ai fait ces douze minutes de coupes. La version finale a été celle diffusée jusqu’en 2000. William a toujours pensé que c’était une erreur, même s’il avait gagné une fortune avec le film. Au début, il me demandait sérieusement de refaire le montage, puis c’est devenu une blague entre nous. En 1999, il m’a redemandé de réintégrer ces scènes pour convaincre Warner Bros de ressortir le film en salles. Je me suis dit : « Merde, je lui dois bien ça. Je lui dois L’Exorciste ». Je suis retourné en salle de montage, et en regardant à nouveau ensemble ce premier montage, je lui ai dit d’accord. C’est devenu « La version que vous n’avez jamais vue ». Le plan sur Regan descendant l’escalier à l’envers était le seul qui ne marchait pas à l’époque. Vous pouviez voir les câbles ! Nous les avons effacés pour cette version. J’ai aussi ajouté des images subliminales du démon, après tout, tant qu’à rejouer avec ce film, pourquoi pas ? Je ne savais pas à l’époque que nous avions un film populaire entre les mains. Cette version était conforme à la vision de Blatty, qui voulait souligner l’aspect théologique du film.

 

Propos recueillis par Nicolas Lemâle – Avril 2012

À suivre la semaine prochaine, la troisième et dernière partie de cet entretien fleuve avec William Friedkin, qui revient sur ses premières réalisations dans les années 60, Sorcerer et Steve McQueen, le tournage de L’Enfer du devoir et bien d’autres choses encore…


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