Rencontre avec Wang Bing

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À l´occasion des sorties quasi simultanées en salles de « Fengming, Chronique d’une femme chinoise » et « Le Fossé », entretien avec le cinéaste chinois.

Le Fossé et Fengming sont sans aucun doute des contre-enquêtes par rapport à l’Histoire officielle chinoise, quelle place accordez-vous à l’Histoire, ici par le thème de l’oppression politique et des camps de rééducation par le travail, et comment votre cinéma se pense-t-il par rapport à elle ?

Cela dépend des points de vue, de comment on perçoit l’Histoire. Comme tout le monde, je lis des livres sur l’Histoire, et en général, on sait que des choses se sont passées, même si ce n’est pas forcément d’actualité. Parfois, on s’en fiche, on ne revient pas dessus mais parfois, par hasard, c’est comme si l’Histoire se passait maintenant devant soi, qu’il n’y avait plus de distance en termes de temps, qu’elle ressurgissait, se retrouvait, se répétait. On n’en tient pas assez compte, on avance sans réfléchir, on n’apprend pas assez des leçons de l’Histoire. Le Fossé et Fengming sont surtout des films sur notre mémoire collective, sur notre Histoire.

D’où ce personnage de la veuve du dissident, en quelque sorte le pendant fictionnel de He Fengming, et qui, par sa ressemblance avec une citadine d’aujourd’hui, incarnerait cette actualité ?

Oui, et c’est grâce à elle que l’on se demande ce qu’est l’Histoire. Qu’est-ce que ça veut dire « l’Histoire » ? Quelque chose qui s’est passé ou quelque chose de plus actuel, qui nous permet de réfléchir ?

Fengming et Le Fossé fonctionnent en diptyque mais n’ont pas véritablement les mêmes visées. Fengming est plus proche du reste de votre filmographie, tandis que Le Fossé y est pour la première fois une fiction. Que vous apporte-t-elle de plus ?

J’ai choisi la fiction pour raconter l’Histoire en train de se faire, en faisant bien attention de ne pas écrire comme on peut écrire un film historique, de ne pas la reconstituer complètement à l’authentique. Je voulais vraiment faire un film réaliste, faire comme si l’Histoire était au présent, en train même de se passer.

 

Les méthodes de travail sont-elles fondamentalement différentes de celles du documentaire, cette frontière n’est-elle pas mince, poreuse ?

Je ne vais pas parler de différences, mais il y a selon moi ici deux éléments importants. Tout d’abord, dans le documentaire, les sources proviennent de la vraie vie, les images sont comme une vue de la vie réelle. Elles représentent certainement une réalité, et de ce côté-là, on ne peut pas le nier, c’est comme une captation du réel. Deuxièmement, sur la base de ces matières réelles, il faut en faire un film, et là c’est une autre chose, comme deux pôles qui s’affrontent. Au contraire bien sûr, dans une fiction, tout est trafiqué, tout est fabriqué, on sait que ce n’est pas une réalité. Il y a des acteurs, une construction des décors, et caetera…  C’est évident. Après, le film est basé sur cette reconstitution fabriquée, sur toute sorte d’éléments qui font qu’elle est la plus vraie possible, qu’il existe tout de même une réalité. On ne sait jamais si le film, et encore plus particulièrement pour la fiction, a une drama convaincante. On sait qu’il est par essence faux, voire abstrait, mais le film se doit de présenter quelque chose de réel, de convaincant, il doit rester sincère.

Dans Le Fossé, la majorité des détenus se disent accusés à tort, sans toutefois jamais penser à se rebeller, n’avez-vous pas été tenté d’affiner ces personnages ? Ou bien cette attitude de retrait se justifiait-elle comme un parti-pris ?

Pas véritablement, parce que si on se projette dans le temps, à la fin des années 1950, pour ces droitiers que l’on a accusés à tort ou à raison, qui ont ensuite été envoyés dans ces camps-là, l’État incarnait avant cela déjà une prison pour eux. Et du point de vue individuel, ce n’était pas possible de résister à ça, ni même de penser à se révolter contre ça, ce n’était pas possible !

Dans le film, l’homme qui ramasse des grains fut lui-même un rescapé de ces camps, a-t-il pu être une sorte de conseiller pour vous durant le tournage ?

Certes oui, il m’a donné des conseils, mais la plupart du temps ce n’est pas ce qu’il a fait. En fait cela représente davantage mon engagement, car ces survivants incarnent quelque chose, et je trouvais ici important de l’intégrer au film.

Que signifie plus précisément la scène d’évasion, entre ces deux hommes qui n’ont pas les mêmes âges et qui tentent de s’enfuir ensemble ? Est-ce que cela entre dans cette même dimension mémorielle ?

Durant l’existence de ce camp [celui de Mingshui, ndlr], plus de soixante-dix personnes ont réussi à s’évader, deux sont mortes, en plein milieu. Je voulais par cela leur rendre hommage. Par ailleurs, cette scène a été tournée avec des contraintes techniques, parce que nous n’avions pas beaucoup de moyens. Je ne pouvais pas louer de générateurs pour tourner correctement cette scène de nuit. Pour une scène comme celle-là, il fallait au moins avoir six ou sept spots pour signifier l’étendue sans limite du désert. Malheureusement, je n’avais que deux spots de 2000 watts. La distance de projection était insuffisante et les acteurs ne pouvaient pas être filmés trop longtemps, ils disparaissaient dans le noir. Je n’ai pas pu donner une profondeur de champ aussi lointaine que je le souhaitais. Je n’ai pas pu faire ressentir de manière suffisamment éloquente cette prison invisible.

Il y a un vrai travail sur les corps dans Le Fossé, comment avez-vous travaillé avec vos acteurs sur cet aspect-là ?

Je leur ai tout d’abord demandé de ne pas se comporter comme des personnes en bonne santé. Comme nous sommes dans ce lieu, en plein désert, il était important de souligner ce rapport entre le corps et la terre. Ce n’est pas du tout le même rapport que dans le civil, par exemple si l’on est des citadins, dans des villes, que quand on est dans la solitude du désert de Gobi. J’ai indiqué aux acteurs comment se mouvoir, s’asseoir par terre, car les gens qui vivent vraiment dans un environnement comme celui-là ont une relation différente avec la terre. C’est comme si par exemple on était fatigué, on s’allonge donc, naturellement, mais ici on se couchera par terre, comme vous et moi nous nous coucherions sur un canapé. Quelqu’un m’a dit pendant le tournage, qu’après une journée de travail, son meilleur moment de la journée était de pouvoir s’allonger sur cette terre chauffée et séchée par le soleil. J’étais très touché par cette personne, car elle m’a permis de relativiser, d’oublier dans ces petits moments-là toutes ces injustices que nous avons vécues au tournage.

L’utilisation d’une caméra HDV introduit une esthétique à elle seule, un paradoxe que l’on retrouve dans tous vos films. Dans le cas de Le Fossé, il y a un décalage entre les paysages désertiques et la souffrance intérieure qu’est celle des détenus. Pensez-vous qu’elle apporte quelque chose de plus cru, de plus réaliste que ne peut le faire la pellicule ?

Oui, même si le procédé de la HD m’a tout d’abord apporté beaucoup de facilité. L’utilisation de la pellicule est tellement compliquée, pose beaucoup trop de contraintes, elle me rend moins libre au niveau du tournage. Et au-delà de l’aspect technique, elle m’a permis de construire une image, un espace, une lumière, d’apporter ce quelque chose, ce langage que je souhaitais le plus réaliste possible. Cette forme devait correspondre aux mouvements du film, notamment pour cette première moitié du film, où les détenus sont isolés, confrontés à l’ennui, l’indifférence, la survie et enfin à la mort.


 

Tous vos films s’attachent à représenter un monde que l’on tente de cacher, d’enfouir, c’est également plus personnellement votre cas. Est-ce que inversement, votre œuvre ne serait-elle pas différente s’il n’existait pas cette sorte de clandestinité ?

Si l’on veut voir quelque chose de lisse, de joli, il faut regarder la CCTV [réseau de chaînes publiques chinois, ndlr]. Il faut avouer que dans mes projets, je n’obtiens jamais de soutiens en Chine. Mais par contre, si je veux faire quelque chose dans les goûts de l’État, je n’ai pas besoin de faire d’effort pour trouver de l’argent. Notre équipement demande moins d’argent, avec la HDV cela devient vraiment pratique, cela me permet beaucoup de facilité, de souplesse lorsque je tourne. On fait le film dans la vraie vie, on prend cette liberté de filmer, de parvenir en quelque sorte à capter ce réel. C’est peut-être pour cela que mes films donnent l’impression d’être faits de façon assez simple. On voit bien sûr des côtés très limités, mais ces deux côtés coexistent, car si d’un côté il y a quelque chose de moins construit, de moins travaillé, il y a d’autre part quelque chose de plus libre, de plus spontané.

Vos films révèlent des malaises, des ambiguïtés. Est-ce que cette Chine où vous vivez, que l’on ne connaît pour la grande majorité d’entre nous que par les images, vous empêche de développer un cinéma davantage empreint de légèreté ?

Le poids de mes films ne vient pas de ça. Pour Le Fossé, j’ai voulu montrer quelque chose dont la plupart des gens en Chine ont fait l’expérience. Ce n’est pas un malaise d’individu, car ce film raconte l’histoire de tout le monde, d’individus au sein d’une société, d’individus qui représentent en fait des générations.

Alors que Fengming et Le Fossé traitent de l’oppression politique et du passé politique chinois, vous considérez-vous, non pas comme un dissident, mais plutôt comme un cinéaste politisé ?

Non, pas du tout. C’est simplement que je vois naturellement les choses comme ça. Certes, il y a des éléments politiques dans mes films, mais ce n’est pas parce que je m’intéresse à la politique, mais c’est parce que la vie est politisée par ces faits, ce n’est pas uniquement moi. Quand on vit dans une société aussi contrôlée et qu’un réalisateur fait un film en omettant cette donnée, on peut se demander quel film cela peut être. On ne parle même pas de dire si c’est un bon film ou non, mais je trouve que si un réalisateur fait un film et oublie cette perspective de la société, ces films-là sont par contre de vrais films politiques, de la propagande même.

Votre relation à la France est singulière. Inversement, n’êtes-vous pas amer que vos films ne soient pas correctement exploités en Chine ?

Non… Tout d’abord quand un film est réussi, sa validité dure longtemps. Ce n’est pas quelque chose qui dans l’immédiat compte. Si le film est bon, cela veut dire qu’il va être vu, qu’il ne va pas disparaître, donc non, ce n’est pas très important si mes films ne sont pas vus là-bas. Plus tard peut-être.

Quels auteurs ont pu influencer votre œuvre ?

Quand j’étais à l’université, j’ai bien sûr vu des films de Tarkovski, d’Antonioni, de Fassbinder, de Godard, qui m’ont impressionné, mais je crois que tous les jeunes cinéastes ont été influencés par ces grands noms. Mais si je ne devais en citer qu’un, je dirais beaucoup plus les films de Tarkovski, qui m’ont bouleversé, oui, pour son travail sur le temps notamment.

Pour terminer, Le Fossé est l’aboutissement de près de six ans de travail, sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Je suis en train de monter un documentaire, qui va bientôt être diffusé, l’histoire de trois petites filles, d’une famille chinoise contemporaine.

 

Propos recueillis par Bastien Deroussent. Traduction : Zhen Fan – Mars 2012

Remerciements à Julien Rejl et Isabelle Nobile, distributeurs auprès de la société de distribution Capricci, ainsi qu’à Kong Lihong, qui s’est aimablement muée de productrice en interprète.

À lire : la critique de Le Fossé.


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