Rencontre avec Ira Sachs

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Dans « Keep the Lights On », deux hommes s’aiment et se déchirent dans le New York de la fin des nineties. « Mon film est l’affirmation d’un changement »

Ira Sachs est new-yorkais depuis 25 ans. On lui doit Forty Shades of Blue et Married Life, et désormais Keep the Lights On, drame intimiste largement inspiré de son histoire personnelle. Il a enseigné à NYU et se définit, amusé, comme un « réalisateur queer-juif-blanc ». Il aime beaucoup Jacques Nolot. Rencontre.

Vous avez rassemblé plusieurs années de notes, journaux, e-mails pour écrire Keep the Lights On

Oui, c’est un film très personnel. Quand j’ai découvert Avant que j’oublie (Jacques Nolot), que j’aime beaucoup, j’avais l’impression de n’avoir jamais vu un film qui ressemblait à ma vie. J’ai senti comme un challenge de faire quelque chose d’aussi personnel. Deux ans avant la fin d’une relation houleuse, je me suis dit qu’il y aurait une fin à celle-ci. La décennie écoulée depuis son début faisait une bonne histoire, et le meilleur moyen d’y parvenir était d’utiliser mes propres souvenirs. Le film est un peu construit comme un journal, avec des ellipses, des passages que l’on saute. Pendant longtemps, je n’ai pas eu de recul vis-à-vis de cette relation. Keep the Lights On est une tentative de rendre visible une expérience qui avait été tenue, en grande partie, dans le noir.

D’où le titre ?

Oui. C’était une relation motivée par une honte profonde, et je voulais faire un film qui en serait exempt. C’est un film basé sur les secrets. À un moment, un des personnages demande à l’autre pourquoi il ne lui a pas dit ce qui se passait (il est accro au crack). L’autre lui répond : « Tu sais, j’ai commencé à avoir des relations sexuelles à l’âge de 13 ans. À partir de là, j’ai gardé beaucoup de secrets ». Je pense que n’importe qui passe sous silence certains aspects de sa vie, et ça peut dévorer. Par ailleurs, j’ai voulu faire la lumière sur la drogue, le sexe, des choses qu’on ne dévoile pas forcément dans le cadre d’une relation.

Vous tentiez de faire le portrait réaliste d’un couple gay, en quelque sorte ?

J’ai essayé de rendre compte des différents aspects d’une relation, qu’elle soit gay ou non. Dans tous mes films, j’essaye de rendre des détails sociologiques réalistes. La vie gay n’est plus tellement ghettoïsée, et Keep the Lights On n’est pas l’histoire de deux hommes vivant de la sorte. Ils ne sont pas vraiment en conflit avec leur sexualité, ce qui était souvent le thème du cinéma gay il y a une vingtaine années. Pour moi, qui fais des films depuis 25 ans, ma place dans le monde est moins marginale qu’avant. Mais si la vie gay est devenue plus intégrée, il reste des tensions. Le conflit entre ce qu’on ressent au fond de soi et la manière dont on nous perçoit reste l’un des thèmes récurrents de mes films.

Keep the Lights On peut paraître pessimiste par moments. L’êtes-vous en amour ?

Non, je viens de me marier avec l’homme qui a inspiré le personnage d’Igor dans le film ! En revanche, le film marque en fait l’issue positive d’une période difficile pour moi. Le film s’appelle Keep the Lights On (garder les lumières allumées) et sonne comme un encouragement à moi-même et au public à vivre de manière transparente. Le film parle de transparence et est l’affirmation d’un changement. Et je pense que le changement est la nature même de l’amour.

 


Keep the Lights On est très visuel. Les couleurs sont chaudes, certaines images font penser à des peintures de Lucian Freud…

Quand on fait un film, on caste les acteurs, mais aussi le chef-opérateur. J’avais vu le travail de Thimios Bakataki dans Canine et Attenberg, et j’ai tout de suite voulu travailler avec lui. J’avais été marqué par son utilisation de la lumière et du cadre, mais aussi par son niveau de confort quand au corps humain et au sexe. Thimios n’avait jamais été à New York avant : pour lui, tout était nouveau. Mais il ne s’éparpillait pas, il n’aime rien tant que filmer un mur nu !

Le Delta et Fourty Shades of Blue étaient tournés à Memphis, Married Life au Canada. C’est la première fois que vous filmez New York…

Je suis né et ai grandi à Memphis. J’ai passé mes 25 dernières années à New York. J’ai atteint un point où je me sentais à la fois assez intime et assez distancié de la ville pour pouvoir en parler de manière objective. Je dirais que Keep the Lights On définit la fin d’une période. Et avec la fin d’une période viennent les perspectives. Avant, je trouvais ça trop difficile d’être adulte ! J’ai l’impression que personne ne nous dit comment faire. Tous mes films sont l’histoire d’un coming of age, d’un passage à l’âge adulte.

Dans Forty Shades of Blue, une femme russe était immigrée aux États-Unis. Ici, le personnage de Paul est aussi étranger. C’est un hasard ?

Non. D’une part, je m’intéresse à la place de l’outsider, la manière dont quelqu’un peut se sentir en dehors des choses ou de la société. D’autre part, je suis très attiré par les acteurs non-américains. Ils ont un style de jeu très différent ; un certain désordre, et une attirance pour le réalisme. Je crois qu’ils n’essayent pas d’intellectualiser, de comprendre le personnage de l’extérieur : ils laissent le film faire le travail, alors que les acteurs américains essayent de voir comment ils s’intègrent dans la structure de l’histoire.

C’était donc difficile d’accorder Thure Lindhardt et Zachary Booth ?

Non, car ce film est aussi sexuel, avec de nombreuses scènes de nus, et il fallait que mes acteurs soient à l’aise avec ça. On a tourné la première scène de sexe le deuxième jour, et la connexion a été incroyable. Je ne répète pas avec mes acteurs, je reste ouvert. Je veux qu’ils se découvrent l’un l’autre devant la caméra. Quand j’ai entendu parler de Thure Lindhardt comme étant le plus grand acteur danois, je lui ai envoyé le scénario et il m’a fait parvenir des bandes démos prises avec son téléphone : il avait choisi toutes les scènes de masturbation ! Il rendait tout vivant, j’ai aimé les risques qu’il prenait. Zac, lui, m’a été recommandé par son agent. J’ai aimé qu’il montre de la compassion pour son personnage, qu’il ne le juge pas. Il est capable de véhiculer les changements que Paul traverse. Le plus difficile pour eux deux, c’était de faire passer 10 ans en 5 semaines de tournage. Ils le font admirablement.

Il y a d’ailleurs très peu d’indices quant à l’époque…

Certains détails sont spécifiques à la période : le sexe par téléphone, par exemple. Il y a aussi quelques changements dans la manière de vivre, que j’ai essayé de rendre de manière authentique. Mais c’est une histoire d’émotions, et donc définitive, intemporelle.

 


Le personnage de Paul tourne un documentaire sur Avery Willard, artiste gay new-yorkais méconnu. Keep the Lights On est-il le temoin d’une génération, d’un certain cinéma gay ?

Oui. Avery Willard est le témoin d’une époque révolue, de l’histoire d’une ville. Je fais aussi apparaître James Bidgood, le réalisateur de Pink Narcissus : je suis intéressé par cette génération de réalisateurs. J’ai réalisé il y a quelques années Last Address, qui parle d’artistes new-yorkais morts du SIDA et de la culture new-yorkaise de leur temps. Ces artistes représentaient une contre-culture, une certaine version du punk, entraient en collision avec le mainstream.

Vous considérez-vous comme un réalisateur gay?

Je me considère comme un réalisateur queer, mais surtout comme un réalisateur qui est gay. Même plus, je suis un réalisateur queer, juif et blanc ! Mais je ne me concentre pas sur la question de l’identité sexuelle. Je raconte des histoires, c’est tout. Je n’aborde pas les choses de l’extérieur. Tout ce que j’ai à offrir, en tant que réalisateur, c’est ma connaissance intime des sujets que j’aborde.

Vous ne pourriez pas filmer ce que vous ne connaissez pas ?

Non, je ne pense vraiment pas. Je serais rattrapé par le manque d’imagination. Mes expériences sont un immense réservoir de créativité. J’ai enseigné à NYU, et me suis rendu compte que tout le monde a peur de raconter son histoire. Il y a un certain niveau de confiance à atteindre pour imaginer avoir le droit de raconter son histoire.

Qu’aimez-vous au cinéma aujourd’hui ?

En dehors de Jacques Nolot donc, je suis très attiré par le cinéma de Claire Denis ou Olivier Assayas : un cinéma humaniste qui croit encore qu’il y a une place pour l’individu et les histoires domestiques sur grand écran.

Des projets pour la suite ?

J’écris un nouveau film, une histoire d’amour non corrosive, cette fois, entre deux hommes de 60 et 70 ans en couple depuis trente ans et qui décident de se marier, à New York toujours. Quand ils rentrent de leur lune de miel, l’un est licencié, et les soucis financiers commencent. Je vais essayer de mélanger sérieux et légèreté, à la manière de Renoir.

Pensez-vous appartenir à une certaine génération de cinéastes indépendants ?

En tout cas, Keep the Lights On est un retour à un cinéma plus indépendant, plus proche de Cassavetes que de Weinstein. Mon cinéma est indépendant, mais pas d’un point de vue du genre, plutôt dans la manière de tourner, de produire, de distribuer… J’avais beaucoup plus de libertés pour filmer Keep the Lights On que pour Married Life, par exemple. Quand on risque moins d’argent, on peut être plus singulier.

 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Viaud – Août 2012


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