De Fleur Delacourt dans la saga Harry Potter à Jeanne d’Arc chez Philippe Ramos, la jeune Clémence Poésy fait du chemin. Avec discrétion. On l’a vue dans quelques grosses productions (Bons Baisers de Bruges, 127 heures, un passage dans la saison 4 de la série Gossip Girl pour l’international, Pièce montée ou Le Grand Meaulnes en France, elle trace une route singulière entre cinéma populaire et cinéma d’auteur, France et Outre-Manche. Ses plus belles prestations à la télévision britannique restent ainsi peu connues chez nous. Si Jeanne captive ne convaint complètement, Clémence Poésy impressionne. Quasi muette, elle porte le film sur ses épaules offrant au cinéma une nouvelle Jeanne qui a peu à envier à ses illustres modèles (Renée Falconetti, Ingrid Bergman, Florence Delay, Sandrine Bonaire…). Elle répond avec sincérité et malice à nos questions.
Comment êtes-vous arrivée sur Jeanne captive ?
J’ai rencontré Philippe Ramos autour d’un café pour parler du film. C’était il y a assez longtemps déjà. Il ne m’a pas fait lire le scénario. Il m’a d’abord envoyé quelques scènes pour faire des essais et m’a parlé de sa Jeanne, de son idée d’elle, de comment il avait envie d’en parler. Les essais étaient déjà assez précis, déjà dans le travail en fait, avec plusieurs personnes, en condition de plateau. Philippe ne m’a fait lire le scénario que bien plus tard.
Votre personnage parle assez peu dans le film. A quoi ressemblait le scénario ?
C’est un très beau scénario, très bien écrit. Je l’ai lu très vite, presque comme un roman. Parfois les scénarios peuvent être très fastidieux, trop concrets. Là ce n’était pas vraiment littéraire, mais plus dans une sorte d’épure. Il y avait des chapitres avec des titres. Le scénario ne gardait que l’essentiel des choses et donnait assez vite une idée du rythme du film, la manière dont il allait être scandé en plusieurs étapes, mais sans être véritablement descriptif.
Comment s’est passé le tournage ? Comment aborde-t-on un rôle qui ne s’appuie pas nécessairement sur le texte ?
Il y a tout de même du texte dans le film. Pour la question du silence, c’est assez étrange. J’appréhendais beaucoup. Donc j’ai travaillé physiquement pour que ma concentration physique soit égale à ma concentration… mentale disons. Mais ce qui est assez bizarre, c’est que ce silence qui était un problème a finalement été la solution. Je me suis rendu compte que c’était l’arme, le bouclier que Philippe avait donné à Jeanne au moment où elle est confrontée au plus dur et que ce silence était un moyen pour elle de retrouver le pouvoir : le pouvoir par rapport à Dieu, mais aussi par rapport aux hommes. Quand vous êtes dans une pièce, que tout le monde parle et que c’est vous qui êtes silencieuse, si la caméra est sur vous, c’est vous qui avez le pouvoir. D’un coup, ça ramène aussi vers l’essentiel, ce que c’est que d’être filmée, de faire de la caméra une amie qui vient saisir des choses que vos partenaires de jeu ne voient même pas parfois. Dans le silence, tout ça prend des dimensions encore plus importantes.
Après j’ai lu, pris du temps pour moi. Toutes ces choses étaient comme des devoirs qu’on fait avant pour se rassurer. Elles sont restées forcément, inconsciemment presque, mais les solutions on ne les a qu’au moment du tournage.
Comment Philippe Ramos vous a dirigé ?
C’est un directeur d’acteur très différent en fonction des acteurs, d’autant plus qu’il y avait des acteurs qui travaillent de façon très différente. Entre nous, on s’est gardé beaucoup de mystère. Il m’a dit : « tu pars de ce que tu as fait aux essais et tu fais ce que tu veux. Je n’ai pas sûr d’avoir envie de savoir ce que tu fais. » Et moi je ne lui ai pas demandé de me justifier les choses. C’était une question de confiance. On avait laissé des petites pierres sur le chemin de la préparation du film, des références communes. On savait qu’on avait vu les mêmes films, les mêmes photos, des choses dont on avait parlé. De temps en temps, il me disait « repense à ça »…
Il avait aussi des choses très précises de respiration, de voix. Mais on s’est un peu laissé chacun dans notre coin, en se faisant confiance. Je ne suis d’ailleurs pas forcément pour raconter tout ce qu’on fait au metteur en scène. Je crois qu’un comédien a besoin aussi de garder sa cuisine pour lui. Je n’ai pas forcément non plus envie de savoir comment tout est filmé. Dès qu’on sait comment on est filmé, on réagit différemment. On se dit, c’est un plan large donc ce n’est pas grave… C’est bien de rester dans l’inconnu et se dire que tout soit fort. Si quelque chose de précis doit être dit, repris, il faut évidemment le faire. Mais j’aime bien que chacun garde son mystère.
Le tournage était court pour un film en costume.
Un mois et demi. Mais ça ne nous a pas paru si court que ça. On a pris notre temps. Philippe avait fait en sorte que l’équipe soit la plus minimale possible. Du coup, on perd moins de temps quand tout le monde n’attend pas les autres. Il y avait un sentiment d’urgence. C’est toujours bien d’avoir deux semaines de plus. Mais il faut faire avec ce qu’on a.
Si vous restez souvent muette à l’écran, la voix off est assez présente. Elles ont été enregistrées comment ?
On les a tournées… (Hélant le réalisateur) Philippe, quand est-ce qu’on a fait les voix off ?
Philippe Ramos : On en a fait certaines sur le plateau durant le tournage pour avoir un peu de matière au montage et aussi conserver l’énergie des acteurs propre au moment du tournage, le fait d’être encore dans le personnage… Puis on est revenu dessus après le tournage, assez rapidement.
Clémence Poésy : En revenant dessus, il y a les images du film comme support, l’émotion de découvrir ce qu’on a fait. On a fini de tourner fin novembre et on a fait les voix off deux semaines après. L’énergie du tournage était encore présente. Au niveau de la voix, Philippe était d’ailleurs très précis. Il avait des idées sur la voix de Jeanne d’Arc. Il fallait qu’elle sorte, même dans l’émotion qu’elle garde force et clarté. Il y a des scènes où j’ai la gorge nouée et Philippe insistait sur la nécessité d’une voix claire pour Jeanne. On travaillait sur la fatigue, les degrés de fatigue selon les scènes…
On a été souvent habitué à une grande violence chez les Jeanne au cinéma, des interprétations presque hallucinées. La vôtre est différente. La violence est présente, mais plus intérieure, plus sourde peut-être.
Elle est dans un autre moment de sa vie. Je ne suis pas sûre qu’on aurait été dans le même registre si on avait été dans la bataille, dans la conviction du roi… Là c’est forcément autre chose parce que c’est une autre étape. Elle est aussi dans un rapport à Dieu très différent. C’est assez drôle de regarder le film de Dreyer et celui de Bresson en même temps. Chez Dreyer, Jeanne regarde au ciel tout le temps et chez Bresson en bas tout le temps. Moi je regarde un peu au milieu. (rires) Elle est dans un moment où Dieu n’est plus forcément aussi présent. Elle est un peu plus près des hommes, sans avoir forcément envie d’être totalement avec eux. Elle est plus horizontale… Je ne sais pas vraiment comment l’expliquer. On est moins dans la transcendance.
Ce qui était assez frappant durant le tournage, c’est le poids du geste religieux pour moi alors que je ne suis pas du tout religieuse. Souvent pour me concentrer, je levais les yeux au ciel. Il y a une émotion qui naît de ce geste, de même que lorsqu’on met les mains dans une position de prière. Il y a une vibration qui n’est pas que religieuse. Ces gestes-là ont pu peut-être devenir des gestes religieux parce qu’ils ont une force en eux-mêmes. Comme certains chants… C’était très intéressant à observer et à vivre.
Plus que de l’hallucination, on a un sentiment de folie un peu douce dans votre Jeanne, presque bienheureuse, qui passe beaucoup par le regard. Une Jeanne prophétesse dont le calme va jusqu’à effrayer les hommes.
Je trouve ça très beau ce côté prophétesse un peu « fatiguée », dépassée. C’était quelqu’un dans des convictions très sincères. Sauf qu’aujourd’hui, on la traiterait de folle. A l’époque des prophétesses qui allaient voir le roi, il y en avait toutes les semaines. Ils l’ont choisi elle parmi d’autres. Elle, elle reste comme ça jusqu’au bout. Moi je devais entrer là-dedans, la suivre. Il s’agissait juste d’être avec son personnage.
Jeanne a un caractère très juvénile, physiquement bien sûr, mais dans le caractère aussi. Elle est presque boudeuse au début du film.
Oui c’est un peu une peste ! (rires) Quand elle casse le pot de miel… C’était quelqu’un qui était habitué à faire de grandes choses, à qui on a donné à un moment tous les pouvoirs sur la base de prophéties alors qu’elle n’était qu’une jeune fille. Tout d’un coup, on les lui retire et on l’enferme. Il y a derrière une obstination de jeunesse. C’était quelqu’un qui avait une haute opinion d’elle-même, comme tous les gens qui pensent être porteurs d’une vision. Et elle se voit retirer tout ce qu’on lui a donné, devenir impuissante. Au début, ça peut passer par un peu de révolte oui.
Durant le tournage, je lisais le livre d’Ingrid Betancourt. Ça m’a beaucoup aidé. Ingrid Betancourt, dans la manière dont elle écrit son livre en tout cas, c’est quelqu’un qui n’a jamais abandonné l’idée qu’elle ne valait pas ce qu’on essayait de lui faire, l’image qu’on lui renvoyait d’elle… Je ne les compare pas du tout. Mais sur la situation d’être prisonnière et de ne pas accepter le statut de victime, ça a été précieux pour moi. Finalement, c’est moins un côté boudeur que de la résistance.
On la traite dans le film comme une femme, comme une jeune fille. Qu’elle était en fait. Il y a des textes des soldats anglais qui décrivent les seins de Jeanne d’Arc. Ce qui est compliqué c’est qu’il semble qu’elle pouvait passer des jours sans manger ni boire. Donc du coup, on en fait une sorte de bâton. Mais c’est un corps aussi. C’est marrant car je travaille en ce moment sur un projet de pièce en ce moment sur un texte de Timothée de Fombelle et il y a une réplique : « Mais les corps, les corps oubliés des combats. » C’est ça : son corps est oublié. On fait des mystiques des êtres au-delà de l’humain, au-delà du corps. Il fallait retrouver son corps aussi dans le film.
Et après Jeanne d’Arc ?
Après Jeanne d’Arc j’ai pris un peu de temps. Puis j’ai tourné en Angleterre des films pour la BBC. Sam Mendes a produit quatre adaptations de Shakespeare. Je joue dans l’adaptation de Richard II tournée par Rupert Goold avec Ben Wishaw. C’était très intéressant de s’attaquer à du Shakespeare en anglais. J’ai tourné aussi l’adaptation du livre Bird Song avec Eddie Reydmane, dirigée par Philip Martin : une histoire d’adultère sur fond de première guerre mondiale. Et en ce moment je tourne quelque chose de plus léger, même si c’est assez doux amer : Mister Morgan’s Last Love avec Michael Caine. C’est une rencontre entre un homme en fin de vie et une jeune fille plus jeune mais tous deux assez seuls et qui se trouvent.
C’est assez rare pour une actrice française d’avoir un pied de chaque côté de la Manche.
J’ai travaillé très vite en Angleterre, plus qu’en France. J’aime profondément cette langue. J’aime la travailler, la malaxer. Ça m’a donné une grande liberté et ça m’a permis de beaucoup progresser en français bizarrement. Jouer en anglais m’a libéré sur pas mal de points en français. J’ai parfois l’impression de retourner à la maison quand je vais jouer en Angleterre. Je me sens bien entre les deux pays. C’est riche de pouvoir passer de l’un à l’autre, l’un et l’autre se nourrissent beaucoup.
Il y a beaucoup de grands personnages historiques ou littéraires dans votre filmographie. Coïncidence ou souhait ?
C’est drôle parce que l’un des premiers « vrais » rôles que j’ai eu, le premier rôle où je n’avais pas l’impression de jouer seulement une jeune fille, c’était pour la BBC, un film sur la vie de Marie Stuart. Ces rôles sont tellement riches. C’est pour ces rôles-là que je voulais être actrice petite. Pas pour être en jean ! Alors maintenant par contre, j’ai un plaisir énorme à faire des choses plus modernes. Ça me manque d’ailleurs ! Là en ce moment, je tourne avec Michael Caine en jean et ça me fait bizarre d’être dans un film sans corset, sans costume… Après les rôles viennent en fonction de ce qu’on me propose. J’aimerais aller vers des rôles plus contemporains aussi. Mais les rôles historiques restent un rêve de jeune fille. Un personnage comme Jeanne d’Arc, c’est un personnage très fort. On a l’impression d’avoir une petite montagne à gravir. C’est très agréable… quand on aime marcher !
Propos recueillis à Paris en novembre 2011.
Retrouvez la critique de Jeanne captive de Philippe Ramos.