Le grand chauve avec des chaussures de femme
Dans la Russie de Vladimir Poutine, alors que les tensions internes comme externes augmentent et que la guerre d’Ukraine approche, Jenna Marvin, jeune étudiante queer, poursuit ses performances. Des performances qui consistent à exprimer ses émotions au travers de divers costumes extravagants dans des lieux publics ; le tout filmé et diffusé sur le net. De nature inquiétante, sortie de l’univers de Tim Burton, la forme de ces costumes est compensée par le physique gracieux et longiligne de l’artiste, qui lui donne une dimension naturellement photogénique. Une dimension dont la profondeur est achevée par les angoisses et la tristesse que l’on perçoit ou constate au travers de ses regards, de ses postures et des situations dans lesquelles elle se plonge. Soit une collusion du beau et du tragique qui, associée à sa persévérance, confère au personnage une dimension héroïque tant l’environnement dans lequel elle se meut est misogyne, sexiste, homophobe, patriarcal et violent.
Seule ou rejetée
Sachant que l’oppression constante que ressent le spectateur en plongeant dans l’enfer qu’est devenue la Russie n’est pas uniquement due au fait que cette société, ontologiquement conservatrice, se rigidifie à mesure que le temps passe et devient de plus en plus menaçant à l’égard du jeune queer (comme de tous contestataires ou libéraux), mais provient aussi du choix esthétique de l’auteure du documentaire. Un choix qui consiste à suivre son personnage au plus près et, ainsi, à immerger de façon radicale le public à ses côtés. La proximité de la réalisatrice vis-à-vis de son héroïne, très souvent enserré de flou et traversant des lieux tantôt emplis de personnes hostiles, tantôt vides, fait ressentir avec aisance le dilemme auquel fait face Jenna Marvin du fait de sa manière d’être : être seule au monde ou menacée de mort par la meute comme par la complicité passive des indifférents.
Chaleur humaine
Mais l’intelligence de Queendom consiste aussi à ne jamais devenir manichéen. Ainsi, il n’hésite pas à montrer les complexités parfois véritablement antipathiques de son personnage principal, au travers de ses erreurs, scrupules, et surtout de son orgueil lorsqu’il tient tête ou cherche un conflit artificiel avec ses grands-parents qui l’hébergent. Des grands-parents qui, s’ils ne le comprennent pas et l’encouragent à rentrer dans le moule, ne le renient jamais et se montrent volontaires à son égard ; l’aimant à leur manière, quoi qu’il en coûte. Cet amour, cette relation, qui n’ont rien à envier à certains moments almodovarien, contribuent eux aussi à accentuer un humour sporadique et subtil qui permet au film d’éviter un ton sentencieux. Ainsi, la réalisatrice évite d’assener toutes leçons de morale à son spectateur comme à ses personnages, demeure à échelle humaine et émeu plus qu’elle ne dénonce.
Obsession glaciale
Cet humour prend d’ailleurs la forme d’une ironie glaçante lorsque les commentaires de la foule se concentrent obsessionnellement sur les chaussures de femme qu’aborde Jenna Marvin, plus encore que sur ses costumes excentriques. Ce reproche constant et généralisé, dont l’intensité varie en fonction de l’individu rencontré (mais qui est immuable) exacerbe la tournure carcérale et totalitaire qu’a pris la société russe ; rejetant toute personne ne correspondant pas aux normes édictées et témoignant d’une violence, d’une agressivité permanente des gens rencontrés. Des gens dont on sent qu’ils pourraient agresser facilement Jenna Marvin s’ils venaient à la trouver sur leur chemin hors caméra. Soit une situation qui génère un véritable suspense, en appelle à l’imagination du public et rend le hors champ particulièrement pesant et menaçant.
De culture russe
La richesse visuelle des transformations de Jenna Marvin, la symbolique des costumes, la bande sonore de l’œuvre, permettent quant à eux de donner une dimension symbolique à Queendom. Une dimension faisant la part belle à la culture et au cinéma russe. Tel cet instant où l’artiste souhaite laisser une grande place au ciel dans ses photos, où encore le lieu bosseler dans lequel elle procède à une performance qui évoque un décor de Stalker. Mais surtout, les prestations de l’artiste amènent à questionner la nature du regard au sein de toutes sociétés. Car si elle est rejetée dans la société russe, la réaction des publics, lorsqu’elle migre finalement vers l’ouest à cause de la guerre en Ukraine, n’est pas non plus vierge de toutes critiques. Si dans les sociétés de l’Est, la performeuse est rejetée pour ce qu’elle est, elle se trouve inlassablement photographiée dans les sociétés de l’Ouest, sans qu’aucun contact ne soit véritablement établi.
L’œil de la société
L’auteure montre donc que si les sociétés de l’Est et de l’Ouest sont effectivement différentes dans leur rapport à l’individu et, particulièrement, à la brutalité, le rapport de pouvoir que l’on entretient avec l’image, lui, demeure et se doit d’être questionnée. Ainsi, par sa simplicité, sa nature immersive, comme par sa beauté plastique et les réflexions auxquels il mène, Queendom est un documentaire à la fois vif et subtil. Il met en évidence toute la difficulté qui réside dans l’exil forcé, comme la façon dont le fracas du monde impacte les destinées individuelles. Il montre aussi, et surtout, que face à l’adversité, l’affirmation de soi et la persévérance en son être est le plus beau des courages. Un courage qui est la seule voit menant à l’authentique liberté.