Profonds désirs des dieux (Kamigami no fukaki yokubo, 1968)

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Dans l’une des îles d’Okinawa, Shohei Imamura filme une communauté aux moeurs étranges sous l´oeil des dieux. Une plongée au long cours,aussi hallucinatoire qu’anthropologique.

Le soleil se lève sur l’île Kurage, l’une des îles reculées d’Okinawa, dans la mer de Chine. Un son strident et une atmosphère moite accompagnent l’image d’un serpent d’eau, de coquillages rampants ; dans un gros plan, comme extrait d’un microscope, un poisson respire face à la caméra. C’est sur une faune grouillante et bigarrée que Shôhei Imamura ouvre son film. Rats, toile d’araignée, fourmis, crabes, cochons, hibou ou bruissements d’insectes ne vont plus quitter le long métrage, au même range que les êtres humains, dans une succession de plans fixes rythmant Profonds désirs des dieux. Point de distinction entre l’homme et l’animal, ou plus généralement la nature, dans ce Japon reculé et ancestral. Les hommes y vivent dans des logements de fortune, leur existence conditionnée par les légendes des dieux qui les entourent. Ils restaurent les rizières pour ces divinités, tout comme ils attendent la chute d’un lourd et imposant rocher ou évoquent la sacralité de la forêt.

 

 

La société de l’île Kurage

C’est en l’occurrence les Futori qu’Imamura filme, étrange famille qui creuse depuis vingt années une fosse dans laquelle faire rentrer le rocher tombé. Il y a Nekichi (Rentaro Mikuni), qui pêche du poisson à la dynamite, quand il n’est pas enchaîné à une pierre à l’extérieur de sa maison pour avoir eu des relations sexuelles avec sa sœur Uma (Yasuko Matsui) ; Toriko (Hideko Okiyama), sa fille, sorte « d’idiote du village » à la sexualité débridée, sujette à de lascives crises lorsque son oreille la gratte et lui fait mal. « L’île Kurage est maudite à cause des Futori. » racontent certains. Les femmes sont des figures ambivalentes de soumission et de déstabilisation et les relations incestueuses planent sur cette famille aux mœurs et rituels particuliers (les habitants s’allongent sur la plage pour repousser les insectes). Un imaginaire tribal dont le cinéaste japonais rend compte avec ampleur, le film durant près de trois heures. L’anthropologue Maurice Godelier a rappelé dans l’un de ses ouvrages (1), l’une de ses thèses selon laquelle l’édification d’une société ne repose ni sur les liens de production de biens, ni sur la parenté, mais que seuls les rituels et croyances religieuses sont à même de légitimer celle-ci.

L’homme passé à la loupe

La mise en scène de cette famille à la fois archaïque et hors normes apparaît en effet moins comme une représentation carnavalesque d’une société primitive (en dépit du jeu assez exagéré, voire hystérisé, des femmes par exemple), à la sexualité débridée, de l’indigène vu par l’homme civilisé (l’ingénieur qui arrive sur l’île, plus tard les touristes), que comme une observation à la loupe de l’homme via la spécificité, voire « l’anormalité » de ses pratiques et de son système d’organisation. Le choix d’une des îles d’Okinawa n’est sans doute pas anodin politiquement, quand on sait la culture particulière qui caractérisait ce territoire marginalisé du Japon. A travers la répétition d’angles de caméra en plongée sur les Fumori, Imamura enferme ses personnages, sous un œil qui est n’est pas tant celui du divin que celui du microscope, pressenti dès le début du film, ou de l’anthropologue. La sensation d’une bile fiévreuse et dérangée qui circule entre les membres de cette famille maudite n’est que plus prégnante par ces procédés filmiques, créant un maillage singulier entre la vision anthropologique à l’oeuvre et sa mise en scène inaccoutumée.
 
 

 

Le cochon et l’homme

Comme toute société, le mythe de l’île repose sur son discours, ce sont les chants narrés par un mystérieux vieux sage en fauteuil de l’île, qui raconte des histoires sur les dieux, les mêmes qui alimentent et dictent les conduites des Fumori. « Quel homme viendra me tenter… ? » est la question en forme de boussole déréglée qui oriente l’oeuvre, et la légende selon laquelle l’île Kurage de ces habitants serait née d’une union entre un frère et sa soeur. Le mythe n’échappe ni à ses sacrifices (les pierres jetées sur Nekichi acculé dans la fosse) ni à ses meurtres : revêtant des masques au faciès grotesque, les hommes de l’île achèvent de manière ritualisée l’accusé du meurtre de Ryu, l’amant d’Uma. Battu à mort et jeté à l’eau, l’homme rejoint le même destin qu’un cochon tombé dans la mer un peu plus tôt dans le long métrage : dévoré par un requin. L’homme et l’animal, scellés au coeur de cette île et miroir des survivances humaines les plus questionnantes.


(1) Maurice Godelier, Au fondement des sociétés : ce que nous apprend l’anthropologie, Albin Michel, 2007

Titre original : Kamigami no Fukaki yokubo

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Durée : 170 mn


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