Portrait de femme (The Portrait of a Lady, 1996)

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Beau portrait bleuté pour un échec d’émancipation.

Portrait de femme, adaptation par Jane Campion du roman éponyme d’Henry James publié en 1881, est un beau film doux-amer qui a l’esthétique d’une aquarelle. Calfeutré dans une Europe opulente, de velours et d’érudition, à la même époque que La Leçon de Piano (1993), soit au XIXe siècle, son sujet est Isabel Archer (Nicole Kidman), belle et jeune Américaine en voyage en Angleterre chez sa tante Mrs. Touchett. Cette jeune femme présentée comme dotée d’un esprit fort et indépendant, très courtisée mais refusant prétendant sur prétendant va voir sa résistance à l’ordre social se diluer au fur et à mesure du film, pour que seul résident les traces opaques d’une femme manipulée puis contrainte, en dépit d’une fin qui laissera présager un changement voire une libération mais qui ne convaincra pas. C’est cette dissolution d’une identité qui se voulait émancipée qui est l’objet du film. On trouve, à l’instar de l’Américain Henry James, un certain nombre de portraits de femmes dans la littérature anglo-saxonne du XIXe siècle. À l’orée du siècle, Jane Austen, avec des romans sentimentaux comme Orgueil et préjugés (1813) ou Emma (1815), rappelait que le mariage était alors le seul moyen d’accomplissement social de la femme en même temps que son unique « utilité » et mettait en scène, à des degrés variables, des personnages féminins prêts à se battre pour se détourner de cette condition. C’est cet échec de résistance qui est au cœur du film et qui, dévoilé avec une belle acuité, lui donne toute son amertume.

Dès le début du film, un premier gros plan sur le visage d’Isabel Archer traduit une détresse capitonnée annonciatrice de l’oppression à venir. Oppression d’autant plus forte qu’elle forme un contrepoint à l’ouverture du film articulée autour d’un idéal verbalisé de la relation amoureuse, présenté dans une suite de plans candides et un peu précieux au doux son de flûtes : le désir et la recherche d’une personne qui se ferait le miroir de soi, qui nous renverrait son amour absolu. Le personnage de Nicole Kidman se déploie dans ce qui pourrait être une photographie de Deborah Turbeville : des intérieurs feutrés et nébuleux, aux camaïeux de bleus dans lesquels des femmes à l’allure éthérée semblent plongées dans des pensées fragiles. Une pensée fragile, au regard inquiet, comme écrasé, habite continuellement l’Américaine, à l’image de ce plan d’une calèche passant littéralement sur la caméra ou encore de plans d’ensemble filmés de travers, provoquant un vertige. Car au-delà du portrait d’Isabel Archer, c’est celui de la gent féminine du XIXe siècle qui intéresse Jane Campion, au sein d’une société alors régie par des rapports de domination que le philosophe Michel Foucault évoquait en ces termes : « On ne peut pas dire qu’il n’y avait que le pouvoir de l’homme : la femme pouvait faire tout un tas de choses : lui soutirer de l’argent, se refuser sexuellement. Elle subissait un état de domination, dans la mesure où tout cela n’était finalement qu’un certain nombre de ruses qui n’arriveraient jamais à renverser la situation. Dans ces cas de domination – économique, sociale, institutionnelle ou sexuelle -, le problème est en effet de savoir où va se former la résistance » (1).

 

Ici, la résistance d’Isabel Archer pouvait se loger dans deux pouvoirs dont elle semblait dotée. Le premier, sa personnalité, la fera voler en éclats quand elle se laissera duper de manière assez crédule par un homme manipulateur et pervers, Gilbert Osmond – John Malkovitch, ici dans une version moins sophistiquée et libertine que le Vicomte de Valmont dans Les Liaisons dangereuses (Stephen Frears, 1988) mais tout aussi manipulateur -, tombant amoureuse de lui alors que lui ne l’épouse que pour son argent, aidé en cela par sa maîtresse Mrs. Serena Merle (Barbara Hershey). Cet argent est le second pouvoir dont disposait Isabel Archer, pouvoir offert – comme elle ne le découvrira que bien plus tard – par son cousin malade et condamné, Mr. Ralph Touchett (Martin Donovan), qui, tout en ayant des sentiments pour elle, plaçait en Isabel et sa foi dans son émancipation tous ses espoirs dans ce beau geste qui lui donnait alors un réel pouvoir économique et social. Double échec dont elle devra assumer l’entière responsabilité et pour lequel elle s’excusera au chevet de son cousin, alors mourant : « Je n’ai jamais parlé. Je n’ai jamais été ce que je devais être ».

Cet asservissement du personnage tout au long du film présente peut-être un contraste trop fort pour sa crédibilité si on revient au caractère d’électron libre auquel il était associé au départ. Néanmoins, l’intérêt principal du film réside sans doute dans ces petites touches composant Isabel Archer, dans un glacis fragile, comme un écho à l’écrasement plus large qu’elle subit – et qu’elle reproduira puis constatera avec tristesse, confrontée au chemin que prend sa belle-fille « pour plaire à Papa ». Sans dédouaner Isabel de son fourvoiement, la réalisatrice signifie avec justesse le monstrueux joug social au cœur duquel elle se trouve. Avec son adaptation Orgueil et préjugés (2005), le cinéaste Joe Wright dotait Elizabeth Bennet (Keira Knightley) d’une âme et d’une force d’esprit sensuelle, envoûtante et pleine de vitalité, au fond peut-être bien moins conformiste que dans le roman de Jane Austen. Au contraire, la Isabel Archer de Jane Campion, si elle présente également le même charme diaphane et sensible que Joe Wright donnait à son héroïne, apparaît comme une version vaincue de ces figures féminines résistantes. Confrontée à une société étouffante, à l’image de ces femmes qui s’évanouissent pendant un bal, l’aventureuse Isabel Archer s’avère être comme un fragile papier irrésistible aux gondolements.

(1) Michel Foucault, Dits et Écrits (1954-1988), Gallimard, 1994 (réédition), p.720.

Titre original : Portrait of a Lady

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Durée : 143 mn


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