Pina, Wenders et la 3D

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Techniquement flamboyant, le dernier Wenders voit l´auteur disparaître derrière une technique peut-être pas si novatrice que ça. Questions et doutes…

Si l’enthousiasme assez général autour de Pina est légitime – jamais, depuis la première partie d’Avatar de James Cameron, la 3D n’aura paru aussi exceptionnelle et aussi pensée – le film ne va pas sans poser certaines questions, voire certains problèmes, tant sur la notion de renouvellement cinématographique de la technique que de la position de l’auteur devant elle. Wenders ne s’en cache pas : c’est la découverte de la 3D qui lui a permis ce film sur la chorégraphe Pina Bausch. Dans une impasse depuis une vingtaine d’années (Bausch et Wenders évoquaient le film depuis 1985), le réalisateur a vu dans les récents perfectionnements techniques un moyen pour mettre en image la danse, non pas seulement la montrer/l’enregistrer (cela, la technologie 2D le fait parfaitement) mais faire pénétrer le spectateur au cœur de la chorégraphie, lui donner à (res)sentir le mouvement. En cela, Pina est éminemment plus intelligent que la masse de films 3D (traités pour la 3D après tournage ou, plus rare, directement tournés en 3D) sortis ces deux dernières années, dont la seule justification de la technique se fait par un travail sur la profondeur de champ et une vague agitation des personnages. Si les préoccupations dynamiques sont au cœur de la technologie 3D, force est de constater que jusqu’à présent, elles ont été peu exploitées. Pina, au contraire, apparaît comme une exploration – un inventaire ? – des possibilités de la technique.

La profondeur, le biais et le mouvement

La profondeur est évidemment l’un des outils principaux du cinéaste, mais loin d’être le seul. Les danseurs n’avancent plus seulement du fond de la scène vers l’écran, mais aussi au-delà de l’écran, vers nous. Pas nécessairement exploitées jusqu’alors, les vues de profil, plus encore que la profondeur, semblent être un véhicule privilégié de la 3D : saisis de profil, les corps et les objets semblent saillir de l’écran. Souvent donc, Wenders déplace sa caméra sur une extrémité de la scène pour capter le mouvement de biais et non plus frontalement. Au-delà de la seule question dynamique, cela permet aussi de briser un peu l’artificialité inhérente au film de danse. Malgré la lourdeur de l’équipement (deux caméras montées l’une sur l’autre reliées par un miroir semi-transparent pour imiter la vision binoculaire, c’est la rencontre de ces deux images qui crée ensuite l’impression de relief), le réalisateur et son caméraman semblent sur scène, parmi les danseurs pour saisir leur mouvement au plus près. La surimpression et le fondu accompagnent le positionnement de la caméra : deux plans se superposent, le premier disparaissant pour laisser apparaître le second. Cet effet de chevauchement spatial, technique classique du cinéma, se voit ici démultiplié dans un beau flottement repris systématiquement par Wenders pour passer d’une séquence dansée au témoignage d’un des membres de la troupe Bausch : les corps des danseurs animent ainsi un visage immobile.

Du fait de la complexité à saisir des mouvements rapides (la 3D comportant deux images juxtaposées, les mouvements brusques ou rapides ont tendance à apparaître saccadés), les possibilités de mouvement de caméra restent pour l’instant assez limitées si l’on ne peut retraiter l’image numériquement en postproduction. Wenders privilégie alors quelques travelings lents, avant ou arrière essentiellement, pour conserver un centrage du corps au sein du plan et éviter le brouillage de l’image par un surplus de mouvement. Travelings réels ou impression de traveling (lorsque la caméra est à bord du tram aérien de Wuppertal) créent un phénomène d’inclusion du spectateur dans l’image. Ce n’est plus seulement l’image qui semble en mouvement, mais l’écran lui-même qui avance : « c’est alors tout l’espace qui se décale et devient sensible » écrit Wenders. A cela, il faut ajouter un travail sur les tissus : le balancement du tissu – de même que l’envol de feuilles mortes vers la fin du film – est un véritable objet de fascination pour l’œil avec lequel le réalisateur sait jouer. Il s’attache donc souvent aux robes flottantes des danseuses. Intelligent, Wenders y voit aussi une possibilité de réintroduction de la couleur et de la lumière dans son film, là où le port des lunettes 3D assombrit considérablement l’image. Mais le tissu apparaît aussi comme rideau de scène et permet de travailler l’image en couches successives dans sa profondeur (une obsession en rencontrant une autre). Une séquence du film mêle donc l’avant-scène au premier plan, un rideau transparent avec derrière lui le danseur puis le fond de la scène. Sur ce rideau, et donc en transparence sur le corps du danseur, sont projetées des images ondoyantes qui animent l’écran et ne sont pas sans rappeler l’expérimentation vidéo des années 1970-1980. Autant de techniques pour une image construite en couches successives qui vient constamment chatouiller l’œil. La réussite formelle de Pina est exceptionnelle. Faisant corps avec son sujet, Wenders pousse l’expérimentation technique dans une recherche constante de beauté visuelle.

La disparition de Wenders ?

Il est ici beaucoup question de mise en scène et de technique, mais finalement peu de son effet sur le spectateur et sur le film. Si la danse, par définition, est un art de la technique et de la discipline, celles-ci sont au service de l’expression et de l’émotion, notamment dans le travail de Pina Bausch (de même que dans le cinéma de Wim Wenders). Le problème étant ici qu’au-delà de l’incroyable beauté des images et de l’hommage plus que palpable – quelque peu ronflant parfois – à la chorégraphe, le film marque justement par une absence totale de personnalité artistique. Entendons-nous bien, le travail de Wenders est magnifique. Mais il l’apparente finalement plus à un technicien chevronné qu’à l’auteur qu’on s’attend à retrouver. L’auteur disparaît doublement d’abord derrière son sujet, puis derrière le poids de la technique. Si dans de brefs moments, l’auteur d’Alice dans les villes, Les Ailes du désir ou Land of Plenty semble réapparaître, c’est presque de manière accidentelle, par une coïncidence de rencontre entre la danse et le décor. On retrouve donc un peu de Wenders dans les scènes tournées en extérieur : les corps perdus et solitaires dansant, peinant à s’incarner dans l’environnement urbain de Wuppertal ou au sommet d’une colline peuvent lointainement évoquer un film comme Paris, Texas. Mais le rapprochement n’est finalement que superficiel. On se surprend à penser que le film aurait pu être réalisé par quelqu’un d’autre tant la personnalité du réalisateur en est absente. C’était, en un sens, déjà un peu le cas de Buena Vista Social Club ou de The Soul of men où Wenders s’effaçait derrière la nécessité documentaire. Mais ajouté ici au poids de l’hommage, Pina apparaît à la fois immédiatement identifiable comme un film unique mais dramatiquement impersonnel dans sa mise en scène pourtant brillante. Pina, plus captation que mise en scène ? Peut-être. En tout cas peu intéressant comme film de Wenders auteur.

La 3D : un renouvellement du cinéma ?

Vu le nombre croissant de sorties en 3D, la question mérite d’être posée. Au vu de la qualité globale des films, à de rares exceptions près – Avatar une nouvelle fois, qui n’a pourtant pas grand-chose de spectaculaire pour ce qui est du récit ou de sa narration –, elle n’en détermine pas la qualité en tout cas. Aucun des films en 3D n’a jusqu’à présent montré que la technique permettait de renouveler le cinéma ou la manière de raconter une histoire. Il s’agit plutôt d’en décupler les effets, la 3D travaillant pour l’instant plus sur la sensation physique que sur le sens. En cela, Pina n’est pas si éloigné des autres productions et s’offre comme un pur spectacle, en redoublement de son sujet.

Si la technique évolue – chacune des productions ambitieuses poussant plus loin les recherches – son utilisation finalement n’a que peu variée depuis sa déjà ancienne conception. Si les expériences d’Hitchcock en 3D pour Le Crime était presque parfait (1954) ou l’utilisation de la technique pour des films d’horreur dans les années 1950 sont bien connues, on sait moins que les recherches sur la 3D sont concomitantes à la naissance du cinéma. Le principe de stéréoscopie (produire une image en relief à partir de deux images planes) est découvert par Charles Wheastone en 1838 et les premières images en mouvement en relief apparaissent aux alentours de 1890 avec William Friese-Greene. Le premier film en relief, The Power of love, date de 1922. Cet intérêt pour la profondeur et le renouvellement de la dynamique de l’image n’est donc pas neuf. En 1935, les frères Lumière, considérés comme les pères du cinéma, font une nouvelle version de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895) en 3D. Le choix de ce film n’est pas innocent : il montre en plan fixe un train provenant du fond de l’image. Déjà en 1895, cette impression de mouvement et d’élément qui viendrait s’extraire de l’écran était recherchée. La 3D la renforce, mais ne change pas véritablement l’expérience cinématographique.

 
La 3D dans les années 1920

Plus troublant est le fait que l’utilisation actuelle de cette technologie semble nous ramener en arrière dans l’histoire : au cinéma classique et au pré-cinéma notamment. Les corps en mouvement donnent l’impression d’une transparence sur le fond. La transparence est un trucage fréquemment utilisé qui fait se rencontrer deux espaces disjoints. Elle est facilement identifiable dans les séquences en voiture ou en train du cinéma classique : si les acteurs sont filmés en studio, le paysage qui apparaît par les vitres du véhicule, lui, est projeté en transparence sur une vitre dépolie. La rencontre entre le premier plan et le fond se veut illusionniste, mais n’est qu’un artefact. Cette impression est en partie reconduite par la 3D. Elle n’utilise évidemment pas de transparence (1), mais son insistance accordée au mouvement du premier plan est telle que celui-ci apparaît souvent comme détaché du fond, comme si l’un était plaqué sur l’autre. C’est extrêmement fréquent dans Pina, le relatif dénuement des décors ne faisant qu’ajouter à cette sensation. Quand l’image d’un danseur se fige, la succession de transparence est flagrante. Excessivement saillant, le premier plan paraît s’éloigner du fond, l’image devenant une sorte de montage artificiel parfois difficilement crédible.

Un exemple de transparence dans La Mort aux trousses d’Hitchcock (1959)

Plutôt que d’ouvrir un espace potentiellement infini (le hors-champ) la 3D a tendance à refermer l’image sur elle-même et faire de l’écran une sorte de boîte animée sur laquelle le spectateur se penche pour y voir le petit théâtre intérieur de formes qui s’animent en plans successifs disjoints dans une illusion de continuité. L’image de Pina s’offre comme le mélange de théâtre optique et de diorama. Le théâtre optique d’Emile Reynaud (1888) est fondé sur le fonctionnement de son praxinoscope à projection : décors fixes et personnages dessinés en mouvement proviennent de deux lanternes magiques différentes et l’ensemble du dispositif est placé derrière l’écran. Le théâtre optique est donc la rencontre de deux sources différentes d’images sur le même écran (si la 3D est elle-aussi fondée sur la séparation des images, il n’y a pas séparation des éléments internes à l’image mais superposition de deux images prises à quelques centimètres d’écart). Le diorama de Louis Jacques Mandé Daguerre et Charles Marie Bouton (1822) est une rotonde en rotation dont l’une des parois découvre une scène avec un tableau peint des deux côtés et éclairés par la lumière du jour. Les variations lumineuses et la présence de décors, de jets d’eaux ou d’animaux vivants sur l’avant-scène devant la toile donnent une impression de spectacle lumineux illusionniste. (2) Mais le diorama est aussi un système de modélisation muséal destiné à présenter une scène historique miniaturisée ou un animal dans une évocation de son environnement naturel : une reconstitution mêlant objets en trois dimensions et décor peint en perspective.

Gravure d’Emile Reynaud et du théâtre optique et vue d’un diorama du Musée d’histoire naturelle de Milan

La 3D, par l’impression de relief et de disjonction entre les plans, rappelle farouchement ces deux techniques du pré-cinéma : l’étagement du diorama et la superposition du théâtre optique. C’est d’autant plus flagrant lorsque Wenders filme la maquette construite pour Café Müller de Bausch et y intègre l’image de la troupe répétant la chorégraphie. Mis en abyme, le dispositif du film apparaît directement, miniaturisé à l’image. Avec la 3D, c’est la part optique du cinéma qui reprend le dessus : la mise en avant d’un dispositif magique, spectaculaire à regarder pour ses seules vertus esthétiques. Comme la plupart des dispositifs de pré-cinéma, le théâtre optique a été miniaturisé et commercialisé comme jouet pour les familles bourgeoises. Il est une étape du long chemin qui mena à l’élaboration du cinéma, mais n’a jamais déterminé en tant que tel de nouveaux modes de présentation ou un nouveau système perceptif. Pour l’instant la 3D n’apparaît que comme une prothèse au cinéma, elle en améliore ( ?) les performances – comme les lunettes permettent d’améliorer la vue – mais ne modifie finalement que peu, voire même pas du tout, le cinéma dans son essence.

Aussi réussi et beau soit-il, Pina n’est sans doute qu’une étape réussie sur le plan technique, mais un film d’une importance relative. Trop centré sur l’hommage et le rendu technique, Wenders ne propose qu’un film décevant car pauvre. Joli mais vide, plus spectaculaire que véritablement marquant ou émouvant. Même du point de vue de la danse, il n’apporte pas grand-chose. Sur des présupposés similaires, l’artiste britannique Tacita Dean a proposé en 2009 Craneway Event (en 2D) en hommage à Merce Cunningham (3). Le film montre le chorégraphe en répétition avec son équipe de manière brute, sans commentaires, sans interviews : seulement le travail. L’expérience est longue (1h48) et radicale, mais pas nécessairement à suivre intégralement. Elle permet peut-être mieux de pénétrer la pratique du chorégraphe. Paradoxalement, en voulant le plus (au plus près du mouvement, au plus près de Pina), Wenders finit par n’offrir que le moins et plutôt que d’intégrer le spectateur à la danse et à l’image, ne fait que le rejeter plus brutalement dans son fauteuil et l’exclure du film. Gênant pour un dispositif qui se veut celui de l’intégration et de la sensation. Pour l’instant, la 3D, et Pina n’y fait pas exception, privilégie plus le physique sur le sens, l’attraction sur la construction. L’avenir nous dira si la technique pourra dépasser le seul dispositif pour créer véritablement une expérience, voire un mode perceptif nouveau.

Tacita Dean, Craneway Event, 2009
 

(1) Encore que le traitement numérique des décors avant son intégration finale à l’image – blue ou green screen – pour certains films est une modernisation de cette technique.
(2) Pour des explications moins sporadiques, on peut consulter à profit Le Grand Art de la lumière et de l’ombre, archéologie du cinéma de Laurent Mannoni, Paris : Nathan, 1995.
(3) Craneway Event a été présenté en 2010 à la Galerie Marian Goodman et à la Cinémathèque française à Paris.


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