Le film qui ressort aujourd’hui est une copie restaurée numériquement à 2K de la dernière version connue et qui date de 1992, quand la troisième fille d’Orson Welles, Beatrice Welles-Smith, donne son aval à un travail de restauration complet à partir du négatif original, qui rectifiait aussi bien le mixage que le montage sonore de la version de 1955, sortie aux Etats-Unis et qui était déjà différente de celle présentée au Festival de Cannes en 1952, où le film remporta le Grand Prix. Trois versions pour un même Othello donc, dont le tournage rocambolesque tranche étrangement avec le peu de connaissance du film encore aujourd’hui, souvent éclipsé par les plus renommés Citizen Kane (1941) et Macbeth (1948). Deuxième adaptation de Shakespeare par Welles avant Falstaff en 1965, Othello a une histoire mouvementée. Etalé sur quatre ans (de 1948 à 1952) entre l’Italie et le Maroc (bon nombre de plans sont des faux raccords d’un pays à l’autre), le tournage souffre de moyens financiers très limités. Welles auto-finance son film en grande partie, principalement grâce à ses cachets d’acteur sur La Rose noire (Henry Hathaway, 1950) et Le Troisième Homme (Carol Reed, 1949), l’obligeant à faire de nombreuses pauses, allant littéralement chercher l’argent tandis que ses acteurs attendaient de pouvoir tourner les séquences suivantes.
Ces contraintes budgétaires donnent au film un aspect bricolé qui, loin de le desservir, permettent à Welles de développer des techniques filmiques pour le moins ingénieuses. Ne pouvant pas se permettre d’enregistrer dans une multitude d’endroits, il positionne la caméra de manière à ne pas souvent montrer les lèvres des comédiens (plan filmé par dessus l’épaule par exemple, ou selon des angles improbables). Les dialogues seront doublés plus tard, et finiront pour la plupart à l’être par Welles lui-même. Le résultat n’était à l’origine – paraît-il – pas tout à fait heureux, mais la nouvelle version a corrigé la majeure partie des problèmes de synchronisation. Ces dialogues, justement, ré-enregistrés pour certains en post-synchronisation, sont la force de cet Othello version Welles, qui prend de grandes libertés avec la pièce originale sans jamais en trahir la teneur : soit l’histoire d’une jalousie inextinguible dès lors que le doute s’insinue. Le cinéaste bâtit son film sur une corrélation fascinante entre points de détails (un mouchoir placé volontairement au mauvais endroit déclenche les foudres du mari jaloux) et drame éclatant (tout n’est que poses gravissimes et tragédie solennelle, d’où l’humour n’est, ici, jamais tout à fait exclus).
Car Welles a un sens aigu, quasi obsessionnel, du cadre et de l’image. S’il parvient magistralement à garder l’essence du propos, autour de malentendus initiés par des mots savamment utilisés par l’ennemi d’Othello (chez Shakespeare comme en 1955, le poids du gossip est déjà énorme !), son film ne saurait se résumer à du théâtre filmé. Chaque plan est parfait, Welles sachant tirer parti de chacune des contraintes rencontrées durant le tournage : obligé de tourner majoritairement en extérieur, il baigne chaque séquence en intérieur, avec son décorateur Alexandre Traune, d’éblouissants clairs-obscurs, qui font partie de ce qu’on a vu de plus beau en termes de contrastes entre ombre et lumière. Ailleurs, les imprévus font les meilleures anecdotes : un jour que les costumes, pour la scène du meurtre de Cassio, n’étaient pas arrivés (parce qu’impayés ?), Welles déplace l’action dans un bain turc et vêt ses comédiens de simples serviettes. Son Othello est mû par une énergie incroyable, où la jalousie n’est que folie pure et la paranoïa l’ennemi du bien. Et si la force de l’intrigue est évidemment due à Shakespeare, elle trouve dans la version de Welles l’une de ses plus éclatantes incarnations.