Neruda

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Un portrait jubilatoire de Pablo Neruda.

Tout cinéaste qui s’engage dans un biopic s’expose à une difficulté immense qui tiendrait presque de la quadrature du cercle, celle de rendre compte de l’énorme complexité d’un grand homme ou femme le temps d’un film. Autrement dit, le metteur en scène est mis d’emblée en face d’une contradiction intégrale : faire tenir la complexité (de la personnalité, de l’œuvre, de l’existence) – une autre idée de l’infini -, dans un espace de temps limité et contraint, en l’occurrence un long métrage. Pour résoudre cette difficulté, un réalisateur devra choisir un angle, déterminer pour le fil conducteur de son film la période de la vie de son personnage qui caractérise le mieux ce dernier. Il pourra être critique ou louangeur, c’est selon, mais à chaque fois devra faire des choix, trancher dans le vif de l’infini du mythe ou de la légende pour y puiser la substantifique moelle avec laquelle il va dresser le portrait du héros. Ainsi aucun biopic ne sera jamais aussi exhaustif loin s’en faut qu’une biographie. Notre cinéaste se voit donc dans l’obligation pour raconter son grand-homme de verser dans un genre et de donner la couleur qu’il entend à la vie et l’œuvre de son personnage, en dehors des perceptions communément admises.

 

Réunir les opposés, l’infini d’une personnalité et d’une œuvre avec le temps, cette gageure, c’est pourtant ce qu’a réussi le Chilien Pablo Larraín en dressant dans son dernier film le portrait de son compatriote le poète Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971. La vie de Neruda, un des plus importants écrivains du XXème siècle, fût d’une grande richesse : il a parcouru le monde, fut consul du Chili dans de nombreux pays, couvert d’amis (souvent prestigieux) – et de femmes -, fut sénateur et membre du parti communiste chilien… Mais si bien des aspects de la vie du poète sont évoqués dans le film de Larraín, ce dernier va se concentrer sur une période bien précise de celle-ci pour nous raconter Neruda : la fin des années 40. En 1948, le sénateur communiste se voit contraint de passer dans la clandestinité par le président Videla qui interdit alors le parti communiste. C’est la fuite du grand homme accompagné de sa deuxième épouse l’aristocrate argentine Delia del Carril. Même si l’on sait que Neruda avant de s’exiler à cette époque-là est resté quelques mois au Chili en clandestinité, le périple que nous suivons en forme de road-movie est sans doute sorti tout droit de l’imagination du scénariste. Cette échappée est donc plutôt le moment propice pour faire le portrait de l’artiste dans son pays, dans ses murs, pourrait-on dire, tant le poète est dès son vivant partie intégrante de l’âme chilienne.

Rêveries

C’est donc d’une fuite qu’il s’agit ici et de cette fuite Larraín va faire une sorte de polar, en faisant pourchasser Neruda (excellent Luis Gnecco) et sa suite à travers tout le Chili, par un détective (Gael García Bernal). Avec ce personnage, fasciné par le poète mais qui ne l’atteindra jamais, le cinéaste introduit dans son histoire une dose de fiction qu’il confronte avec des éléments véridiques. Bernal est en réalité non seulement une fiction mais un personnage qui n’existe pas. C’est un fantasme. Il est une forme de double opposé du fugitif. Il le hait tout en étant fasciné par lui. Il n’arrive jamais à temps pour capturer sa proie comme si cette maladresse faisait qu’il était confiné dans un nuage, impuissant à mettre la main sur Neruda et donc sur sa poésie – immatérielle par définition – et donc insaisissable. Ce dispositif confére au film une dimension hallucinée, faite de rêveries tout au long du parcours. C’est parce que Neruda – son corps – est inatteignable que son oeuvre l’est aussi, à fortiori. Ainsi tout le métrage de Lorraín est empli de toute la poésie sublime de Neruda. Qu’il s’agisse de séquences cocasses comme la première scène où nous assistons à une discussion entre sénateurs dans des pissotières somptueuses ou bien celle où l’on voit Neruda déclamer des vers du Poema triste au milieu d’une fête enfiévrée. La reconstitution historique particulièrement soignée de certaines scènes de débauche ou de bordel constitue un écrin d’où s’envolent les vers surréalistes et en même temps si simples, de l’artiste, vers les cieux de l’immortalité.

 

Un homme

Mais si Neruda est sans aucun doute une célébration de l’œuvre, son réalisateur n’en oublie pas pour autant d’évoquer l’homme en montrant un Neruda jouisseur, amateur de bonne chère fréquentant assidument les maisons de passe, sillonnant le Chili dans une grosse berline américaine… En réalité, Larraín réussit grâce à un scénario astucieux à fusionner dans un même mouvement tout au long de son film la célébration de l’œuvre, d’une part, avec l’évocation, d’une totale liberté, de l’homme de chaire et d’os caché derrière sa propre statue, d’autre part. C’est un peu comme si un réalisateur filmait Aragon (ami de Pablo Neruda et comme lui grand intellectuel communiste) dans sa Rolls Royce avec chauffeur en livrée… Pourtant aucune gêne ne peut s’insinuer dans notre admiration pour le génial Pablo Neruda tel que nous le donne à voir Pablo Larrain. Sa volonté n’est certainement pas de salir la gloire nationale chilienne – son film étant trop subtil pour cela. Il n’oublie pas d’ailleurs d’évoquer la proximité du grand homme avec son peuple en le montrant, par exemple, dans une très belle séquence, prendre une jeune mendiante dans ses bras dans une rue de Valparaiso. En réalité Larraín évite totalement le piège de l’hagiographie en attestant – sans juger à aucun moment – que le prosaïsme de l’existence d’un grand poète, de son vivant au firmament de la postérité, ne peut pas salir son œuvre. Et même bien au contraire : que de ces fêtes, ces orgies, ce luxe, pouvait jaillir la poésie même.

Titre original : Neruda

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Durée : 108 mn


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