Réunir les opposés, l’infini d’une personnalité et d’une œuvre avec le temps, cette gageure, c’est pourtant ce qu’a réussi le Chilien Pablo Larraín en dressant dans son dernier film le portrait de son compatriote le poète Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971. La vie de Neruda, un des plus importants écrivains du XXème siècle, fût d’une grande richesse : il a parcouru le monde, fut consul du Chili dans de nombreux pays, couvert d’amis (souvent prestigieux) – et de femmes -, fut sénateur et membre du parti communiste chilien… Mais si bien des aspects de la vie du poète sont évoqués dans le film de Larraín, ce dernier va se concentrer sur une période bien précise de celle-ci pour nous raconter Neruda : la fin des années 40. En 1948, le sénateur communiste se voit contraint de passer dans la clandestinité par le président Videla qui interdit alors le parti communiste. C’est la fuite du grand homme accompagné de sa deuxième épouse l’aristocrate argentine Delia del Carril. Même si l’on sait que Neruda avant de s’exiler à cette époque-là est resté quelques mois au Chili en clandestinité, le périple que nous suivons en forme de road-movie est sans doute sorti tout droit de l’imagination du scénariste. Cette échappée est donc plutôt le moment propice pour faire le portrait de l’artiste dans son pays, dans ses murs, pourrait-on dire, tant le poète est dès son vivant partie intégrante de l’âme chilienne.
Rêveries
Mais si Neruda est sans aucun doute une célébration de l’œuvre, son réalisateur n’en oublie pas pour autant d’évoquer l’homme en montrant un Neruda jouisseur, amateur de bonne chère fréquentant assidument les maisons de passe, sillonnant le Chili dans une grosse berline américaine… En réalité, Larraín réussit grâce à un scénario astucieux à fusionner dans un même mouvement tout au long de son film la célébration de l’œuvre, d’une part, avec l’évocation, d’une totale liberté, de l’homme de chaire et d’os caché derrière sa propre statue, d’autre part. C’est un peu comme si un réalisateur filmait Aragon (ami de Pablo Neruda et comme lui grand intellectuel communiste) dans sa Rolls Royce avec chauffeur en livrée… Pourtant aucune gêne ne peut s’insinuer dans notre admiration pour le génial Pablo Neruda tel que nous le donne à voir Pablo Larrain. Sa volonté n’est certainement pas de salir la gloire nationale chilienne – son film étant trop subtil pour cela. Il n’oublie pas d’ailleurs d’évoquer la proximité du grand homme avec son peuple en le montrant, par exemple, dans une très belle séquence, prendre une jeune mendiante dans ses bras dans une rue de Valparaiso. En réalité Larraín évite totalement le piège de l’hagiographie en attestant – sans juger à aucun moment – que le prosaïsme de l’existence d’un grand poète, de son vivant au firmament de la postérité, ne peut pas salir son œuvre. Et même bien au contraire : que de ces fêtes, ces orgies, ce luxe, pouvait jaillir la poésie même.