Prix de la critique internationale à Cannes en 1955, « Mort d’un cycliste », véritable chef-d´oeuvre du réalisme social, marque le début du réveil du cinéma ibérique contre le franquisme et sa censure.
Au début des années 1950, l’Espagne franquiste sort petit à petit de son isolement international, en adhérant notamment à l’ONU en 1955. Le régime souhaite libéraliser son économie et accroître ses échanges avec l’extérieur. Cependant, si un désir de libéralisation du commerce est à l’œuvre durant cette décennie, il ne s’accompagne pas, bien au contraire, d’une ouverture du régime sur le plan politique, social et culturel. La censure est toujours de fer et Gabriel Arias-Salgado, alors ministre de l’Information et du Tourisme – ministère dont dépendait le cinéma –, aura cette phrase, résumant le devoir qu’il s’assignait : « Sauver chaque année le plus grand nombre possible d’âmes espagnoles, en les mettant à l’abri du péché. » (1) Dans ce contexte de soumission obligatoire de la production artistique en général, et cinématographique en particulier, au catholicisme d’État, Juan Antonio Bardem tourne Mort d’un cycliste, une œuvre engagée et forte, contre le régime en place.
Pour échapper à cette censure, Juan Antonio Bardem va faire preuve d’une grande finesse, sur le fond comme sur la forme. La tragédie qui se déroule sous nos yeux prend d’abord l’apparence d’un banal accident de la route, lorsqu’un couple de bourgeois écrase un cycliste avec leur voiture. Ce sont des amants adultères. Ils laissent l’homme pour mort afin d’échapper au scandale. Cette séquence inaugurale est d’une grande et percutante sobriété. On ne voit pas l’homme étendu sur la route, simplement les deux amants, qui d’un commun accord, décident de fuir au plus vite. Bardem ne se perd pas en propos liminaires, il expose d’emblée les données factuelles de la tragédie à venir. Le cinéaste a conçu son film comme une roue, une somme dont les deux extrémités se rejoignent et s’unissent. À l’accident inaugural répondront les morts violentes de la fin, tandis que le cheminement psychologique des deux héros se déploiera entre-temps. Le réalisateur espagnol va tabler sur les tourments intérieurs et contraires de ses personnages pour élaborer une critique à peine voilée de la bourgeoisie franquiste — dont Maria José, la femme adultère, interprétée par Lucia Bosè, est une représentante toute indiquée —, et donc, par extension, du régime dans sa totalité.
Très vite, l’on voit les deux amants prendre des chemins opposés quant aux conséquences psychologiques que provoque chez chacun le vil abandon du cycliste. Maria José ne pense qu’à préserver sa situation matérielle au côté de son riche mari, industriel de son état, tout en maintenant sa relation adultère, tandis que le remords commence à assaillir Juan, son amant. De toute évidence, Bardem utilise la personnalité calculatrice et ambivalente de Maria José pour dénoncer l’hypocrisie de la bourgeoisie espagnole de l’époque. La maîtresse de Juan n’est pas persécutée par un quelconque sentiment de faute, mais plutôt par l’obsession de la préservation de son statut social. À l’inverse, Juan opère une conversion réelle consécutivement à l’accident. Ce dernier est à l’évidence au cœur du dispositif de Bardem, celui grâce auquel toute l’hypocrisie et la vénalité de la société – qui nous est montrée dans des scènes mondaines bavardes très réussies – sont mises en évidence.
Mais Bardem, alors membre du PCE (2) clandestin, ne s’est pas contenté, à l’évidence, de mener une étude critique de la bourgeoisie madrilène se pavanant de champs de courses en cocktails. Son propos a une portée plus générale sur le plan politique et si l’on en croit Emmanuel Larraz, historien du cinéma, beaucoup de contemporains de Mort d’un cycliste « y virent une parabole politique sur le rapprochement souhaité par l’opposition au régime franquiste, entre la petite bourgeoisie (symbolisée par Juan) et la classe ouvrière » (3). Il s’agissait de la « réconciliation nationale », conceptualisée lors du cinquième Congrès du Parti communiste. Cette réconciliation est manifeste dans le film lorsque Juan rend visite à la famille de la victime, logée dans un immeuble vétuste et surpeuplé. Bardem nous montre alors, au sein d’une courte séquence, toute la misère du sous-prolétariat espagnol qui, au début des années 1950, commençait à s’amasser dans des bidonvilles et des baraquements insalubres aux portes des grandes agglomérations.
Au-delà de cette contestation politique un peu voilée, Juan Antonio Bardem usera d’un autre moyen, pour le moins paradoxal, pour attaquer le régime du général Franco. En effet, le cinéaste va faire de Juan un repentant tout catholique, intégrant les valeurs chrétiennes dont le régime se présente comme le défenseur afin de jeter in fine l’anathème sur le terrible champ de ruines que celui-ci a engendré. Ainsi, Juan exprime son désir de repentir par des mots qui ne trompent pas sur l’intention de Bardem d’inscrire son personnage dans un processus de rédemption. Juan déclare faire « collection de péchés ». Ce n’est pas une faute dont il s’agit mais bien d’un « péché », c’est-à-dire d’un forfait devant Dieu. Dans une très belle séquence, Juan entre dans une église au cours d’une messe. Bardem filme le décorum et la liturgie comme un sas vers la libération totale du pécheur par le sacrement de pénitence et de réconciliation. À première vue, cette conversion toute chrétienne aurait pu être interprétée comme une soumission au franquisme et donc à la censure. Mais il semble justement que le cinéaste ait, a contrario, utilisé le fait religieux et donc l’Église catholique comme une ruse, parce que ce dont Juan est décidé à se détourner, c’est bien du régime franquiste et de la société bourgeoise hypocrite qui le soutient.
À la sortie de Mort d’un cycliste, en 1955, l’Espagne devra attendre encore vingt ans avant d’être libérée de la dictature. Au mitan des années 1970, ce sera l’explosion de la Movida, mouvement de libération artistique post-Franco dont Juan Antonio Bardem, avec ce très beau film, fut certainement un des lointains précurseurs.
(1) Emmanuel Larraz, Le cinéma espagnol des origines à nos jours, Éditions du Cerf, collection Septième Art, 1986, p. 119. (2) Parti communiste espagnol (3) Emmanuel Larraz, opus cité, p.140