Mademoiselle

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Un thriller électrique aux ombres hitchcockiennes.

Découpage et mise en scène : le rôle de l’érotisme

Park Chan Wook nous laissait avec Old Boy (2003), sans voix, dans le même mutisme que son personnage auquel il avait coupé la langue trop pendue. Obsédé par le découpage rythmique, il semble réserver à ses films le même sort qu’à ses personnages, amputant par un montage impitoyable les parties encombrantes du récit, de la même façon qu’ils tronquent leurs membres. Old Boy formait un grand puzzle de plans coupés aux ciseaux et réduits en mosaïques énigmatiques. Il réalise dans Mademoiselle une toute autre découpe. Un escroc se faisant passer pour un comte japonais engage Sookee, une jeune servante, dans le but de servir une riche japonaise, Hideko, elle-même soumise à son oncle tyrannique et recluse dans un manoir sombre. Sookee se doit de la convaincre d’épouser le comte, après quoi selon leur manigance, ils la placeront dans un hôpital psychiatrique et pourront hériter de sa fortune. C’est à coup de lames qu’il tranche son récit, en coupes transversales, nous permettant comme on coupe un gâteau, d’observer à travers les fissures et de percer la narration triptyque. Des scènes déjà jouées sont vécues sous un autre angle, comme si de petits yeux cachés s’étaient faufilés dans chaque recoin du manoir. Les séquences sont entrecoupées par des prises de vues tranchantes, avec des plongées profondes qui croisent les longs travellings horizontaux.

La caméra volante calme les découpes. Flottante comme un fantôme, elle nous introduit dans la substance bleutée et vaporeuse du conte, survole les tableaux inquiétants de famille dès lors que l’on pénètre dans le manoir. Injectée dans un découpage aiguisé, une atmosphère brumeuse rappelle celle du bain chaud et nous endort comme de l’opium. Ainsi la douceur des peaux lisses, des tissus supérieurs, des gants de soie, de la chambre douillette et de la nature, adoucissent les bouts tranchants, de la même façon que Sookee lime la dent de sa maîtresse. Pour réussir l’hymen, il se sert de l’érotisme qui s’accroche aux pics crochus narratifs en même temps qu’il fond sur les surfaces lisses. Le doux et le tranchant ainsi liés, retrouvent leur division à travers l’opposition formelle du désir charnel pur, amoureux, défait du répugnant, (les deux jeunes femmes) et du malsain jeté sur le charnel (l’oncle).
 
 

Figures inversées

La tension énigmatique vibre autant que l’érotisme, et le tressaillement des lumières du manoir, au delà d’une passion qui palpite, attire nos sens vers la lumière. Partout des clés et des indices s’immiscent. Les personnages comme les figures inversées d’un jeu de cartes, possèdent en eux une inversion psychologique. Hideko farouche cache en elle une jeune femme lucide et expérimentée, son oncle sage et littéraire, un grand fou pervers, la servante manipulatrice, une jeune fille naïve au coeur d’or. Les objets sont aussi témoins de cet effet de miroir ; l’intellect devient sexuel, même les parties du corps s’inversent, comme la langue reptile et noire nourrie d’encre de l’oncle fou, et celle de Sookee, dévoilée lors des premiers ébats féminins.

Un suspense hitchockien

Lors des lectures de contes érotiques, Hideko fait tortiller les hommes sur leurs sièges. Park Chan Wook nous fait frétiller sur les nôtres avec un suspense hitchockien. D’abord à travers les codes du cinéaste — le judas dans le mur, la robe verte identique à celle du tableau aux allures de Rebecca, (1940), ou encore les gants noirs comme costume meurtrier, etc… — par le biais de multiples indices dissimulés dans l’intrigue — leur baiser caché, la corde, la vue en hauteur de leur évasion, le poison recueilli dans la paume de la main gantée et par la manipulation des images mentales — les gouttes versées une à une dans le verre et dont on connait par leur nombre la signification : soit le meurtre, soit l’endormissement. L’intrigue hypnotique se calque sur une boucle hitchcockienne vertigineuse rappellant celle de Vertigo (1958). Deux retournements de situations s’opèrent : le premier aux allures bergmaniennes (Persona, 1966) où l’on croit à une inversion mentale des personnalités ; le deuxième, où les deux jeunes femmes que l’on croyait intimes, et qui ne l’étaient plus, s’avèrent finalement complices.
 

 


L’illusion

Ce qui oppose profondément Old Boy et Mademoiselle, c’est la vision brute des choses et l’imaginaire. Dans sa dernière oeuvre, il est question de représentation, d’illustrations (le poulpe illustré), de théâtralisation (lectures) et d’imagination. La peur, la violence et la sexualité sont suggérées, même si elles ne le sont qu’en partie. Un seul regard d’Hideko fait imaginer la cave, l’association d’idées fait frémir les auditeurs des contes, et le serpent de bronze suffit à nous faire bondir. À l’inverse, d’autres violences et scènes érotiques sont montrées de façon brute. Les plans d’ensemble des corps nous montrent la scène d’amour, l’unique scène qui ne nous trompe pas. Et finalement les scènes montrées totalement s’avèrent vraies. C’est là qu’est le suspense où l’on doit attendre de retrancher et de revivre les scènes pour en déceler la vérité.

Ce n’est qu’en opposant dans son film l’imaginaire et le réel, que Wook peut opposer deux sexualités : celle, immatérielle – narrée, mimée avec un mannequin ou illustrée – et celle palpable, au contact des peaux lisses. Leur étreinte est ressentie d’autant plus fortement que la résonance érotique omniprésente dans l’oeuvre la met en attente, et fait ainsi atteindre le paroxysme de l’union des chairs.

 

Mise en scène spectaculaire

Ce récit tentaculaire déployé comme un poulpe, fonctionne grâce à une mise en scène impeccable, aussi solide qu’une béquille soutenant les torsions narratives. Même fragmenté, tranché, le récit bat son plein au son d’une musique trépidante qui le pulse et l’électrise. Park Chan Wook ne nous épargne pas lors de la scène finale, (on y croyait presque!) son découpage habituel de chair humaine. Comme à son habitude, il coupe tout ce qui n’est pas utile, et dans un grain d’humour noir, fait proférer à son personnage qui vient de perdre ses doigts, (un découpage qui fait écho à celui transversal du récit) que l’important, c’est de mourir avec son sexe attaché à soi.

Titre original : Agassi

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Durée : 155 mn


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