On rit, car dans la lignée du succès d’audience de P’tit Quinquin, Bruno Dumont confirme sa volonté d’adoucir – en apparence – la veine très tragique qu’il a exploité de La Vie de Jésus (1997) à Hors Satan (2011). Il n’en garde pas moins sa scène, les paysages du Pas-de-Calais, et sa troupe, des acteurs non professionnels recrutés sur place. Ici, s’y ajoutent des acteurs bien connus, que Dumont à du se résoudre à recruter pour incarner la famille van Peteghem, qui sont à ce point ridicules qu’ils en deviennent pathétiques. Il fallait bien les performances hors sol de Fabrice Lucchini (le père André) et de Juliette Binoche (sa sœur Aude) pour pouvoir rire à ce point des accents grands bourgeois, de leur gestuelle entravée par des costumes étriqués, et de leur décalage avec le monde qui les entoure. Mais de qui rit on vraiment ? Des van Peteghem ou de Binoche et Lucchini ? A quel niveau s’observe la lutte des classes ? Entre acteurs, ou entre personnages ? Comme dans P’tit Quinquin, Dumont nous renvoie à notre rire, et nous force à nous moquer de nous même, en nous mettant sous les yeux les caricatures nées de notre imaginaire.
Comme dans P’tit Quinquin, les autorités diverses, impuissantes, en prennent pour leur grade. L’Eglise est à nouveau ridiculisée, empêtrée dans ses superstition, son apparat cheap et ses rituels grotesques : ici, la messe en plein air devant une statue de la vierge marine s’achève sur un « Pêchez en paix mes enfants, pêchez en paix morues et maquereaux », que l’on entend évidemment comme un appel au péché. La parole, même divine et mieux articulée, reste pervertie. La police ne s’en sort pas mieux : le tandem entre Machin et Malefoy rappelle aussi celui de Quinquin, mais transformé en numéro de Laurel et Hardy à la sauce Tati, avec un enquêteur aussi incapable qu’incompréhensible, engoncé dans un costume qui grince comme une baudruche, et préfère se laisser rouler pour descendre les dunes.
Pour les van Peteghem, elle est un spectacle : André van Peteghem s’extasie sans cesse, d’une glycine ou d’un marin sur sa barque, de même que sa sœur, en admiration devant l’hideuse villa en style néo-égyptien qui leur sert de villégiature. Billie le fait ainsi remarquer à Ma Loute quand elle l’accompagne dans l’amas de maisons perdu au milieu des bocages qu’il appelle « son quartier » : « Je regarde où tu vis, c’est beau », ce à quoi il répond, par un haussement d’épaule « Ben c’est normal ». Car les habitants sont indifférents à cette beauté, ils font presque partie du paysage. Ils aident d’ailleurs, à prix coutant, les bourgeois à traverser ces terres hostiles, en les portant, ou en les aidant à se relever dans les marais, puisque ces derniers ne cessent, à leur arrivée, de s’empêtrer, de tomber. Cette confrontation est mise en scène dans des plans essentiellement fixes, à l’exception de quelques scènes où le tempo s’accélère (une échappée de Billie dans les champs, une éphémère sortie en char à voile), et s’accommodent de panoramiques à peine perceptibles : les hommes s’insèrent dans un paysage qui leur préexiste et leur survivra, auquel le Scope donne une profondeur que les personnages n’atteindront jamais.
Que tirer de ce tableau bien pensé et composé ? On croit comprendre ce que Bruno Dumont montre, jusqu’à la dernière partie du film, qui prétend s’élever dans un propos semi-mystique, dont on ne sait pas très bien s’il faut y déceler une symbolique insoupçonnée, un nouveau prétexte au rire, ou simplement prendre acte de l’absurde. C’est là une limite de sa posture : une fois passée la farce, une fois épuisées les blagues sur les névroses des grand bourgeois, le comique de geste et la perversion de la parole, et une fois capturés tous les beaux plans en costume sur les plages du Nord, que reste-t-il ? Un film nihiliste ? Dada ? Peut-être le simple constat de la faillibilité de l’homme, résumé par la maxime du cousin Christian Van Peteghem, hurlée à tous bouts de champ, et ignorée par les autres : We Know what to do but we do not do.