Quand Nicolas Vieillescazes introduit l’ouvrage en objectant que « les deux premiers films de Quentin Tarantino sont superficiels, clinquants, bref, ratés » (1), on ne peut s’empêcher d’y voir là qu’une fausse provocation universitaire. On poursuit son texte sans envolées, butant souvent sur des paragraphes ardus dont la lecture semble privilégier une élite plutôt que le lecteur lambda. Un peu de décontraction ne ferait pas de mal à un tel écrit et permettrait ainsi de mieux apprécier l’analyse, parce qu’il y a tout de même un réel intérêt à trouver dans les interrogations posées par l’auteur, notamment en ce qui concerne la question du temps, entre les référents passés et le présent du cinéma de Tarantino, de même que sa mise en avant de la difficulté d’analyser objectivement la filmographie du cinéaste.
On retrouve un lien étroit entre plusieurs analyses qui ne cessent de mettre en avant une notion commune, employée comme fil conducteur de toute l’œuvre du cinéaste : le silence et la parole. Pour Hervé Aubron, « La déesse de la fatigue« n’est autre que Jackie Brown, dont il étudie la nuance qu’elle invoque et le silence qui l’anime. Le silence d’une héroïne qu’on retrouvera d’une autre manière chez Black Mamba, sujet que Noémie Luciani explore dans un texte consacré au diptyque Kill Bill (2003 et 2004), « L’épure en costume d’arlequin ». Mais toutes les femmes de Tarantino n’agissent pas qu’en silence, ce que démontre le texte « Surface et polarités » de Catherine Rondeau, consacré aux girls de Boulevard de la mort (2007). Le lecteur s’attelle alors à un paragraphe, curieux mais captivant, sur la mise en espace par la parole. Parole et silence, voilà ce qui distingue souvent la multitude de personnages créés par Tarantino, comme l’évoque ainsi Hervé Aubron en notant, avec perspicacité, que chez le cinéaste, « la parole n’est jamais désintéressée (…). Il s’agit au minimum de faire bonne figure ou d’intimider en répondant du tac au tac ; il s’agit aussi bien souvent d’embobiner ou d’endormir quelqu’un » (2).
L’analyse peut-être la plus saisissante de l’ouvrage ne date pas d’hier et ressort pour notre plus grand plaisir d’un tombeau d’archives. En 1995, Pascal Bonitzer publie un texte, « De la distraction » (3), sur Pulp Fiction (1994) et sur Tarantino. Il y a quelques mois, l’auteur a rajouté un post-scriptum à son article, avec tout le recul qu’il peut avoir aujourd’hui dessus. Quoi de mieux que de confronter sa propre analyse à deux regards, deux contextes différents ? Nous est ainsi proposée la (re)lecture passionnante d’une analyse, à la fois minutieuse et décontractée, sur les personnages de Tarantino, personnages archi-contemporains qui se basent sur ce qu’on pense connaître d’eux pour nous surprendre. Pascal Bonitzer insiste sur l’aspect débile de ces personnages, à la fois hommes d’action et grands bêtas, qui n’ont de cesse de continuellement blablater. Le décalage entre langage et action est immédiat. Cette action, la plupart du temps violente, est dévaluée par la manière d’agir, profondément stupide, des personnages, qui nous apparaissent quelquefois plus humains que tueurs. Bonitzer nous propose un regard pertinent et captivant sur la notion de suspense installée par Tarantino au sein même de ses personnages. Le suspense est fondé sur leurs distractions, ces personnages prenant leur temps alors qu’ils devraient agir. Ils n’ignorent pas ce qui est en train de se passer et c’est là tout le comique du suspense qu’ils installent par leurs étourderies permanentes. Voilà un monde mauvais, violent, et indéniablement drôle.
Et puis il y a Inglourious Basterds (2009), qui a, lors de sa sortie, engendré une multitude de réactions plus ou moins excessives, et sur lequel reviennent aujourd’hui, avec la plus grande perspicacité, Marie Gil et Patrice Maniglier (« L’image-vengeance, Tarantino face à l’Histoire ») ainsi que Jean Narboni (« Un barbare en anti nazi »). Le premier article, écrit à quatre mains, met en avant la notion d’ironie chez Quentin Tarantino, inspirée par les romantiques allemands, notamment Friedrich Schlegel. L’analyse ne se perd pas dans un délire interprétatif et vaut réellement le détour.
Si tous les films de Tarantino y passent (même le tout récent Django Unchained dont Emmanuel Burdeau se charge personnellement), un inventaire n’aurait toutefois pas sa place ici, ces quelques mots n’ayant pour but que de motiver un peu plus l’ardent spectateur et l’honnête lecteur à se pencher minutieusement dans ces études ambitieuses. À plonger dans la profondeur du cinéma de Quentin Tarantino, loin de n’être que le cinéaste d’une seule génération.
Quentin Tarantino, un cinéma déchaîné d’Emmanuel Burdeau (dir.) et Nicolas Vieillescazes (dir.) , Éditions Capricci et Les Prairies Ordinaires, 176 pages.
(1) Nicolas Vieillescazes, « Recommencer », dans Emmanuel Burdeau (dir.) et Nicolas Vieillescazes (dir.), Quentin Tarantino, un cinéma déchaîné, Éditions Capricci et Les Prairies Ordinaires, p.7.
(2) Hervé Aubron, « La déesse de la fatigue », opus cité, p.42.
(3) Pascal Bonitzer, « De la distraction ». Trafic, no 13 (mars 1995), pp. 41-49.
À lire : Quentin Tarantino : Cinéaste spectateur, par David Honnorat