La ruine au cinéma exacerbe l’expérience du temps vécue par le spectateur au cours de la projection dit l’auteur. Elle donne le lui donne à toucher du regard. Elle confronte à l’épreuve de la perte, de la disparition et du deuil. Elle fait plonger dans le « feuilletage tragique du temps » (p 9). Une condition néanmoins à cela : être à l’écoute du passé, laisser revenir ses nappes de temps évaporé. Son étude ne concerne donc pas les films immergeant dans le présent de la destruction et regorgeant par ailleurs d’images de ruines (les films catastrophes n’ont donc pas leur place dans cet essai), mais plutôt un cinéma moderne ayant trouvé dans l’investissement d’espaces dévastés matière à déployer ses propres motifs. Le morcellement de l’espace et du temps, l’expérience de la mélancolie et de la hantise, la perte de contact, le sentiment de disparition caractérisent les films approchés dans ce parcours non exhaustif. Où l’on croise à la fois Godard, Rossellini, Pasolini, Tarkovski ou Duras, ainsi que les figures plus contemporaines de Wang Bing, Nuri Bilge Ceylan, Khalil Joreige et Joana Hadjithomas.
Ces exemples permettent à l’auteur de caractériser cet « attrait » qui fonde sa démarche. Il décrit dans ses analyses une utilisation de la ruine porteuse de douleur, souvent rappel des grandes tragédies du XXème siècle, et non plus simplement propice à l’évocation du passage du temps. Elle témoigne au contraire, dit-il, de la violence et de la fulgurance des destructions passées, « amoncellement sans fin de débris qui encombrent notre mémoire. » (p 44) Cette exploration des « lieux décimés » (p 74) filmés par le cinéma fait cheminer de l’Egypte à la Palestine, du Liban à Pompéi en passant par la Turquie, passe par le Berlin de Rossellini et Godard et conduit aux « zones » de Tarkovski, Wang Bing et Duras, lieux de mémoire hantés par les désastres du siècle passé. La réflexion de l’auteur s’achève par une partie consacrée au goût de l’archive, aux réemplois et détournements inscrivant dans la matière même de la pellicule la marque du temps. Sur l’exemple de ces « films en ruines » (p 83) s’établit alors l’hypothèse ayant guidé de manière sous-jacente l’ensemble de l’ouvrage et que l’auteur expose en très belles pages : l’attrait de la ruine au cinéma résidant dans ce que celle-ci rend sensible un éloignement (ce qui sépare l’enregistrement de la projection) dans lequel prend forme la mélancolie cinéphilique, cette exposition de la fragilité de la pellicule, fétichisée et devenue objet d’étude dans les films eux-mêmes, rend compte de sa disparition progressive comme support. Elle inscrit dans notre présent les marques d’une poétique de l’évaporation.
Allemagne année zéro, Roberto Rossellini