Livre « Jane Campion par Jane Campion » de Michel Ciment

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Enfin un ouvrage en français sur la réalisatrice de « La Leçon de piano » et « Bright Star » !

Jane Campion est doublement à l’honneur ce mois-ci. Promulguée présidente du jury de la compétition officielle du 67e Festival de Cannes, on attend beaucoup de son regard – de même que du jury dans son ensemble tant le choix des jurés est, cette année, cinématographiquement excellent – malgré la sélection qui, si elle est sans conteste de haute tenue, reste assez peu aventureuse. C’est aussi un beau livre qui lui est consacré par Michel Ciment aux éditions des Cahiers du cinéma. Richement illustré, l’ouvrage est une petite somme sur la réalisatrice néo-zélandaise qui vient combler un peu le manque étonnant de documentation en français à son sujet. En quelques 224 pages – et c’est presque trop peu -, la monographie parcourt cette filmographie des premiers courts métrages (notamment An Exercise in Discipline – Peel, 1982, pour lequel elle reçoit la Palme du meilleur court métrage à Cannes en 1986) à la récente série Top of the Lake (2013), offrant une large étude de chacun de ses huit longs métrages. Au texte de Michel Ciment sur chacun d’eux répond un entretien de l’époque de la sortie des films. En complément, ce sont aussi des écrits de la réalisatrice (trois nouvelles et un texte sur le poète John Keats, dont elle mit en scène le personnage dans Bright Star, 2009) et les souvenirs de Holly Hunter, l’actrice qu’elle a dirigée à deux reprises dans La Leçon de piano (1993) et Top of the Lake.

Consultée dans la chronologie, c’est une filmographie extrêmement cohérente qui se fait jour, là où, à leur sortie en salles, les films de Jane Campion ont pu dérouter par leur variété et les virages successifs empruntés à chaque nouveau projet. Après deux flamboyants films en costume (La Leçon de piano ; Portrait de femme, 1996), elle réalise un étrange film contemporain entre l’Inde et l’Australie, le New Age et sa désintoxication, où la toxicité sectaire est confrontée à celle de rapports familiaux et humains sclérosants (Holy Smoke, 1998). Inattendu toujours, In the Cut (2003), qui met en scène Meg Ryan en singulier sosie de Nicole Kidman (productrice du film, elle devait aussi en avoir le premier rôle), fut et est toujours abusivement qualifié de thriller érotique. Aux tempêtes intérieures succèdent une douceur qui n’est qu’apparente avec son évocation de la vie du poète John Keats. Parfois accusé de n’être qu’une vignette platement esthétique, s’il adopte une écriture plus poétique qu’à l’accoutumée, le sublime Bright Star est peut-être paradoxalement son film le plus terre-à-terre – ils le sont tous – et le plus immédiatement lisible. Son romantisme exacerbé, éminemment relié au naturel, associe Fanny (Abbie Cornish), la jeune héroïne, aux femmes déjà mises en scène par Campion et peut en faire une lointaine parente de la Robin (Elisabeth Moss) de Top of the Lake. À la fin de La Leçon de piano, Ada, dont la voix résonne enfin, annonce : « Je suis le monstre de la ville. Ce qui me satisfait ». Fanny porte en elle cette étrangeté : jamais parfaitement intégrée, bien qu’aimée de ses proches, jamais modèle féminin tel qu’on le lui réclame. Comme Robin retournant sur ses terres et son passé, mais semblant être un poids pour la majeure partie de la communauté. Le reflet que la société renvoie aux héroïnes de Jane Campion est toujours empreint de critiques.

 

Bright Star (2009)
 
On ne partage ainsi qu’en partie le point de vue défendu par Michel Ciment dans l’ouvrage, disséminé au fil des pages, mais assez bien résumé dans l’introduction et en quatrième de couverture : « Jane Campion explore, au sein de son œuvre, le désir des femmes et plus généralement les relations humaines. Chacun de ses films a en son centre une protagoniste qui lutte pour son autonomie psychique et sensuelle et qui est en quête de sa subjectivité ». Cela va en fait bien plus loin que cela. À trop miser sur une lecture psychanalytique somme toute assez plate du désir féminin, l’auteur limite grandement la portée des films de la réalisatrice. Évidemment, Jane Campion, de film en film, évoque une femme qui doit libérer son désir et qu’on doit tout à la fois libérer de son désir. Mais surtout, via cette question personnelle et intime, la réalisatrice explore la place dévolue aux femmes dans la société, le divorce entre le rôle imposé et la réalisation de soi. Des femmes chosifiées par le désir masculin, familial et par extension sociétal : le doigt adultérin est tranché dans La Leçon de piano, les corps violés dans Top of the Lake… En soi, les héroïnes de Jane Campion font acte de résistance nécessaire, une lutte – tour à tour douce, violente, muette – dont Top of the Lake marque peut-être un aboutissement assez désespéré : celui du repli, de l’isolement, non pas hors de la société mais à ses marges, un repli communautaire à la brutalité de la société régie par les hommes. Il est d’ailleurs étonnant que, plus que la séduction ou l’opposition violente, c’est ce simple repli, cette retraite parfaitement pacifiste qui soit à même de faire vaciller les fondements d’une société machiste qu’on n’a jamais vu si près de basculer chez la cinéaste. Aux pétarades motorisées et armées inutiles dans la forêt répond le tranquille écoulement du temps dans le camp féminin établi aux abords du lac Moke, ironiquement nommé "Paradise" comme une déclaration d’indépendance faite à la misogynie et l’exploitation féminine érigées en norme.

 

Top of the Lake (2012)

Si, comme le note Michel Ciment avec justesse, « il n’y a pas dans son cinéma une guerre des sexes observée d’un point de vue féminin » (1), il n’en reste pas moins qu’une lutte pour l’émancipation est au cœur de la filmographie de Jane Campion. Et que cette lutte n’est en rien simplement personnelle, elle ne concerne pas uniquement le seul personnage, mais bien la moitié féminine des habitants de la société. Que des hommes s’associent à cette lutte (Harvey Keitel par deux fois après une nécessaire rédemption dans La Leçon de piano et Holy Smoke, Mark Ruffalo dans In the Cut ou Thomas M. Wright dans Top of the Lake) semble en effet la moindre des choses à la réalisatrice. La fondamentale émancipation féminine n’a pas à se transformer en lutte des genres comme en témoigne l’apaisement final de la plupart de ses films. Ainsi la quête spirituelle de Ruth (Kate Winslet) dans Holy Smoke s’inscrit dans un chemin de vie propre à tous les personnages de Campion : « Le voyage spirituel authentique ne consiste pas à suivre des lois et des règles. C’est au contraire une lutte du moi contre ces règles » (2).

 

Jane Campion par Jane Campion de Michel Ciment, Éditions des Cahiers du cinéma, 224 pages – Disponible depuis le 25 avril 2014.

 
(1) Michel Ciment, opus cité, p.8.
(2) Jane Campion dans Michel Ciment, opus cité, p.136.

Image d’entête : La Leçon de piano (1993)


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