Livre « Eric Rohmer, corps et âme. L´intégrité retrouvée » de Violaine Caminade de Schuytter

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Et si derrière tous les beaux discours Eric Rohmer était le cinéaste du corps?

S’il n’a jamais atteint ce qu’on appelle la perfection, même s’il y a quelque chose qui n’est pas profondément réussi, et bien, son œuvre est réussie. (1) A travers ces lignes d’hommage à François Truffaut, Eric Rohmer semble dessiner son autoportrait, écrire son manifeste. En ouvrant son ouvrage sur cette citation, Violaine Caminade de Schuytter introduit Eric Rohmer par cette particularité qui habite son cinéma : la recherche, de film en film, de la cohérence de l’œuvre. A travers le chapitrage quasi universitaire de son étude, qui peut rendre la lecture quelque peu fastidieuse, l’auteure cherche à détruire les clichés qui se rattachent à l’œuvre du cinéaste – scènes verbeuses, jeu théâtral des acteurs – pour redonner vie ailleurs à ses films ; les revêtir d’une nouvelle peau. Dans l’interview, touchante de sincérité, qui clôture son ouvrage, Violaine Caminade de Schuytter cite un passage de Fortune de Joseph Conrad à Eric Rohmer. L’écrivain y parle de l’invasion de la complexité (2) entre deux êtres qui refusent de s’unir malgré leur amour réciproque. Très familières pour lui, ces quelques lignes résonnent comme l’écho des différents couples mis en scène par le cinéaste. L’idée de lier Conrad à son œuvre n’étant d’ailleurs pas pour déplaire à Rohmer. Mais Violaine Caminade de Schuytter profite également de l’interview que lui a accordé le cinéaste pour donner vie à son livre et question après question, le met face à une autre facette de ses films. Une autre caractéristique de son cinéma semble en effet faire cohérence dans chacun de ses métrages, la question du corps.
 

La collectionneuse
Marie Rivière, Béatrice Romand, Rosette, Fabrice Luchini, Arielle Dombasle sont parmi les acteurs fidèles d’Eric Rohmer. Film après film une certaine cohérence se construit dans l’œuvre du cinéaste à travers leur voix, leurs gestes, leur façon de donner la réplique. Violaine Caminade de Schuytter note comment leur corps à chacun, plus encore que de s’ancrer dans un film, surgit de film en film comme si leur chair d’acteur était plus forte que celle de leur personnage. De Perceval le Gallois (1978), Marie Rivière visite ainsi La Femme de l’aviateur (1981) et Le Rayon vert (1986), puis 4 aventures de Reinette et Mirabelle (1987), Conte d’hiver (1992), Conte d’automne (1998), Les Amours d’Astrée et de Céladon (2007) de telle façon que le souvenir qu’on a d’elle dans l’un de ces films, influence forcément les autres. Les plus beaux moments du livre de Violaine Caminade de Schuytter viennent de ces instants où la spectatrice se rappelle de ses personnages et perd volontairement le fil – toute la partie sur les acteurs et plus précisément le sous-chapitre "La mémoire des films précédents". Le regard caméra final de Marie Rivière à la fin de Conte d’automne est ainsi analysé de manière très touchante par l’auteure. A travers les yeux du personnage, reviennent les souvenirs de l’héroïne terrorisée de La Femme de l’aviateur ou de l’été morose du Rayon vert et le dernier des contes des quatre saisons se termine sur la nostalgie de toute une filmographie.
 

La femme de l’aviateur
 
Son rejet quasi systématique des gros plans ne permettant pas de filmer l’acteur dans son intégralité, son goût pour une certaine beauté chez ses actrices (jeunes et minces), sa recherche chez les interprètes amateurs du geste inconscient, du geste non-cinématographique, les exemples ne manquent pas où Eric Rohmer place le corps au centre de son cadre. Quand la caméra effeuille la sublime Haydée Politoff dans La collectionneuse (1967) ou bien lorsque Bernard Verley fuit sa maîtresse nue dans L’amour l’après-midi (1972), qu’il vit dans le film par amour ou rejet, le corps œuvre à l’intégrité du cinéma d’Eric Rohmer tout comme le texte. De film en film, on s’habitue à des silhouettes filmées à hauteur d’homme et à des corps ni esthétisés, ni déformés par rapport au réel. Le refus de l’altération dans l’œuvre du cinéaste – pas de plongée ni de contre-plongée – se retrouve également dans sa manière de filmer ses acteurs. On s’habitue à des corps qui au fil des années se ressemblent mais qui nous étaient, dès leur première apparition à l’écran, déjà familiers, comme extraits physiquement à la vie réelle. De tous les paradoxes que met en évidence Violaine Caminade de Schuytter, il s’agit sans doute de celui qui définit le mieux le cinéma d’Eric Rohmer. Derrière le texte très littéraire et la diction appliquée des acteurs, son cinéma touche car intimement lié au spectateur. Une intimité trouvée chez des acteurs se croisant les bras, se grattant devant la caméra. L’intimité de corps, littéralement vivants dans le cadre.
Éric Rohmer, corps et âme : l’intégrité retrouvée, de Violaine Caminade de Schuytter, Editions L’Harmattan

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(1)  Aldo Tassone, "Entretien avec Eric Rohmer" in Eric Rohmer: un hommage du Centre Culturel français de Turin, 1988

(2) De toutes les formes que nous offre la vie, la plus impérieuse est celle qui exige un couple pour sa pleine réalisation. S’unir est le destin des humains. Et si deux êtres qui se trouvent unis, qui s’attirent mutuellement, résistent à cette nécessité, ne se comprennent pas et refusent d’aller jusqu’à… l’étreinte, au sens le plus noble du terme, ils pèchent contre la vie, dont l’appel est simple. Peut-être sacré. Et la punition de cette faute, c’est l’invasion de la complexité (…) Joseph Conrad, Fortune, récit en deux parties, Gallimard


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