« Nous sommes dans l’Ouest ici. Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende ». De L’homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962) à L’homme qui tua Don Quichotte, l’important n’est pas tant l’homme que cette fameuse légende que l’on se raconte et que l’on raconte aux autres. Et quand en plus de cela le film en question a lui-même manqué devenir une légende, toute l’histoire frôle la plus folle des mises en abyme.
L’Arlésienne
Cette histoire, tout le monde la connaît puisqu’elle raconte ce que chacun aime : l’aventure d’un film maudit. Jusqu’à sa sortie inespérée en salles, du moins pouvait-on se consoler avec Lost in la Mancha (Keith Fulton et Louis Pepe, 2013), « un-making of » d’un film avorté qui, avec ses quelques rushes, faisait rêver à tout ce qu’il aurait pu être. A la manière d’un Jodorowsky’s Dune (Frank Pavich, 2016), il confiait ainsi l’achèvement de l’œuvre à son spectateur. D’où l’inquiétude à l’annonce de la concrétisation du projet : et si ce que nous avions fantasmé était plus beau que ce que nous allions voir ? Et si ce dont nous avions rêvé était finalement plus riche que la réalité ? Le jeu de miroir ne fait que commencer – parfois pour le meilleur et souvent pour le pire.
Toby (Adam Driver) est devenu un prodige du cinéma grâce à son film de fin d’études sur Don Quichotte. Quelques années plus tard, blasé et cynique, il tente de reproduire son coup d’éclat mais le cœur n’y est plus. C’est alors qu’il revient à Los Suenos, petit village de son premier tournage, où il retrouve Javier (Jonathan Pryce), l’interprète de son Don Quichotte qui a pris son rôle un peu trop au sérieux. Persuadé d’être le vrai chevalier de la Manche « né par volonté du ciel », il entraîne Toby dans ses aventures afin de « ressusciter l’âge d’or » de la chevalerie.
Ca commence mal…
Dire que le film est foutraque serait un euphémisme. Plusieurs films semblent s’être télescopés, sans toujours s’emboîter, et naît parfois l’étrange impression que, malgré les vingt-cinq ans de préparation, certaines choses ont été tournées et montées dans la précipitation. Ainsi, la première partie s’avère parfois douloureuse, voire chaotique, entre plans flous, raccords migraineux et caractérisation à la fois flottante et hystérique des personnages. Certains flash-backs ressemblent plus à de véritables voyages temporels sans que l’on parvienne à déterminer si ce flou est une décision volontaire ; et côté références à l’actualité, nous sommes carrément en pleine gêne quand Gilliam se pique de parler de terrorisme. Les « oh » et les « ah » de surprise ou d’émerveillement poussés par les acteurs restent lettre morte de notre côté de l’écran, et l’esthétique rappelle à certains moments les pires moments des Frères Grimm (Terry Gilliam, 2005). Heureusement, l’utilisation des CGI n’atteint jamais le niveau de L’Imaginarium du docteur Parnassus (2009). Et pourtant. Au moment même où pointait la résignation, la dernière partie du film porte une émotion que l’on attendait plus.
L’étoffe dont sont faits les rêves
Au cœur d’un vrai faux château de conte de fées aux airs du Tale of tales de Matteo Garrone (2015) le film trouve – enfin – sa forme en faisant de l’imagination une arme à double tranchant. Toby a réalisé son film étudiant, et rencontré Javier, à Los Suenos, Les Rêves. Comme le petit tailleur affirmant avoir tué sept géants, comme Gepetto devenu père pour y avoir cru très fort, Javier le cordonnier a changé une illusion en réalité en se muant en Don Quichotte. Quand Toby le retrouve, il est prisonnier d’une cabine de projection artisanale rejouant sans cesse la scène de sa transmutation. La cabine s’effondre : l’être de fiction est lâché dans la nature, capable en un seul regard de réinventer ce qui l’entoure. Don Quichotte, un réalisateur ? Sans doute mais à la manière d’un Baron de Münchausen, avec plus d’imagination et de bric-à-brac théâtral que d’effets spéciaux. Soit tout le contraire du bal costumé mis en scène par un nouveau riche – cruel roi sans divertissement – dans son château en Espagne. Croyant être le héros de cette reconstitution à grands frais, Javier n’en est que le dindon de la farce et son rêve sali par la raillerie d’un monde du spectacle cynique. De là à y voir un autoportrait du réalisateur en Ingénieux Hidalgo, le pas n’est pas si difficile à franchir. Si les rêves aident à vivre, tenter de leur donner vie peut aussi exposer à de grands dangers.