Cinéaste formaliste à l’extrême, Andrei Zvyagintsev s’est fait connaître avec des films déjà plutôt désespérés, Le Retour (Lion d’or à Venise en 2003) et Elena 2012). Léviathan creuse un peu plus son regard pessimiste sur la société russe, sans que l’archi-rigueur des plans et de la mise en scène ne vienne jamais entraver le propos. Au contraire, l’agencement des séquences répond parfois trop littéralement au déroulement de la narration : longs plans-séquences fixes ultra-larges pour dire la lenteur des avancées administratives, coupures impromptues quand l’action fait soudain un bond en avant. Zvyagintsev crée ainsi, au gré d’un film souvent proche de l’immobilisme, une tension dramatique qui invite même au suspense – il n’est pas rare, dans Léviathan, que la chute d’une scène n’intervienne qu’au sein d’une autre, de longues minutes plus tard, gardant intact l’intérêt de ce bras de fer entre le peuple et un gouvernement surpuissant et sans scrupule. Car la thèse du cinéaste est claire et brutale : pouvoir et argent dominent le monde, et sans l’un ni l’autre, ne reste plus qu’à assister impuissant à la chute de tout ce qu’on a construit.

Un tel cynisme, déjà très à l’oeuvre dans Elena – saletés de riches contre pauvres victimes pas toutes blanches non plus – n’est pas toujours des plus subtils. Il est pourtant au service d’une telle puissance formelle et narrative qu’il donne corps aussi bien au drame intimiste (le portrait de la famille recomposée de Kolya est d’une inifinie précision) qu’à la fresque lyrique et flamboyante qu’il ambitionne, dès le départ et jusqu’au bout, d’être. Dans cet ensemble anxiogène, Zvyagintsev s’autorise des bouffées d’humour (à froid bien entendu) : au cours d’une virée de chasse, un groupe d’amis très portés sur la vodka tire à la mitraillette sur les portraits d’anciens dirigeants russes, de Brejnev à Gorbatchev. Eltsine, entre autres, est absent, l’un des tireurs affirme que, pour les chefs d’Etat plus récents, “on n’a pas encore le recul historique”. Une photo de Poutine trône bien, en revanche, dans le bureau du maire sans état d’âme – l’assertion est donc plus ironique qu’autre chose. Ce n’est pas la moindre des qualités d’un film qui, lentement mais sûrement, va crescendo vers une destruction inexorable, physique autant que morale. A la fin, ne subsiste sur la plage que le squelette, imposant mais bien éteint, d’une baleine.