Dans sa première partie, Les Voyages de Sullivan explore et exploite toutes les formes de comédies, notamment la screwball comedy, bien connue de Sturges qui la pratiquait en tant que scénariste (Easy Living – Michell Leisen, 1937). Il semble ici l’amener à un niveau supérieur, plus mature et assez avant-gardiste : le cinéaste enchaîne lignes de dialogues cinglantes et scènes de pur humour, héritées du slapstick. Poursuites effrénées en voitures, situations burlesques et quiproquos se succèdent à un rythme soutenu, manière habile de souligner le caractère quasi « touristique » du voyage entrepris par Sullivan, qui ne veut manquer aucune des étapes obligatoires de la vie de vagabond – trajet clandestin dans les wagons d’un train de marchandises, auto-stop, participation à une soupe populaire… Ses véritables escales ont pourtant lieu dans sa luxueuse villa d’Hollywood, qui le tire sans cesse à elle, à sa piscine et ses peignoirs en soie. C’est dans sa deuxième partie que le film bascule dans le dramatique, alors que Sullivan, par un concours de circonstances, est agressé puis condamné au bagne.
Les Voyages de Sullivan sort en 1941 aux États-Unis, une année de premières pour Sturges, qui remporte l’Oscar du meilleur scénario original pour Gouverneur malgré lui (1940), sa première réalisation après une carrière de scénariste à succès. Aujourd’hui tenu en grande estime par les cinéphiles et considéré comme l’un des plus grands classiques de la comédie américaine, le film souffre à sa sortie de critiques mitigées et d’un box office plutôt moribond. Le mélange des genres qu’il opère ici n’y est peut-être pas pour rien : de la comédie sociale au drame en passant par le slapstick, Les Voyages de Sullivan est un film de retournements perpétuels, assez peu soucieux des conventions scénaristiques – ses séquences, par exemple, ne font pas forcément suite logique. On y retrouve cependant tous les codes de Sturges : humour mordant dans des dialogues fusants et précis ; désordre dans l’image, avec des cadres mouvants qui lui permettent de passer du burlesque pur et dur à un sérieux confondant et à un érotisme dilué mais bien présent – ce qui lui vaudra quelques accroches avec la censure pour cause de trop grande intimité sexuelle entre les personnages de Joel McCrea et Veronica Lake (et pourtant, « Il y a toujours une fille dans un film. Vous n’allez jamais au cinéma ? », rétorque Sullivan à un agent de police).
Classé 39e film le plus drôle du cinéma par l’American Film Institute, Les Voyages de Sullivan trouve toute la singularité de son expression quand, sur la fin, Sullivan découvre que le meilleur moyen de soulager la misère n’est pas de la mettre en scène mais de divertir ceux qui la vivent. « Il y a beaucoup à dire sur le fait de faire rire les gens. Saviez-vous que c’est tout ce que certains ont ? Ce n’est pas grand-chose, mais c’est mieux que rien […] », déclare-t-il. Héritier et admirateur d’Ernst Lubitsch (cité abondamment par les personnages principaux), Sturges affiche ici sans détour une volonté d’affirmer son amour des comédies, et son assurance que le genre est aussi nécessaire et important que le réalisme engagé – qu’il tente bien parfois, dans un film à double tranchant, aussi drôle que cinglant, fort de ses contradictions et de ses ruptures de ton permanentes.
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