Un personnage vénéneux et fascinant.
Pourtant la première séquence sème des indices. Y est déjà flagrant un certain sens du hiatus, de l’inconvenance, voire de l’absurde, captés avec la frontalité la plus sereine. Comme si tout un monde souterrain et secret grouillait potentiellement sous les images les plus banales. Que nous montrent donc ces minutes inaugurales ? Rien de plus, de prime abord, qu’une simple scène de la vie quotidienne. Une jeune femme fait la cuisine. Derrière elle, une chambre à la porte close et la cloison mince. On devine facilement ce qui s’y trame, l’espace sonore résonnant des bruyants ébats d’un couple. Ces gémissements glissent sur la jeune femme, aussi placide que la caméra. Les minutes s’écoulent. Une fois l’orgasme atteint, une adolescente sort de la chambre. Elle a dix-sept ans, s’appelle Valeria et elle est enceinte. Son corps nu et radieux s’exhibe sans complexes sous les yeux à la fois de sa sœur qui continue de cuisiner et de la caméra qui amorce alors son premier lent panoramique – toujours à respectueuse distance. L’amoureux de Valeria est un beau ténébreux du nom de Mateo. Le jeune couple veut garder l’enfant à venir. Il va sans dire que la petite vie de Valeria et Mateo, jusque-là insouciante et idyllique, risque de s’en trouver bouleversée. Sauront-ils faire face ? Le doute s’immisce ; l’inquiétude les guette. La mère de Valeria est appelée à la rescousse. Son nom : Avril. Comme le printemps, ou la promesse d’un renouveau. Voire d’un chamboulement. Ce qui est encore peu dire : Avril prendra si bien les choses en main qu’elle s’arrangera pour mettre peu à peu de côté sa fille, totalement dépassée par les évènements, et qu’elle finira par la remplacer à la fois auprès de son bébé et de son amant.
Aux antipodes de "Julieta".
A cet égard, l’actrice interprète ici un rôle parfaitement symétrique de celui de Julieta (2016). Son personnage de mère dans le film d’Almodóvar était tout d’amour et d’abnégation, mû par le seul désir d’une réconciliation avec sa fille ; pour un peu, on aurait dit le parcours d’une sainte laïque, dont le pathétique culminait dans une ultime scène poignante comme un sanglot. Un an plus tard Michel Franco nous présente, sans sourciller, le pôle opposé, celui d’une froideur cruelle, égoïste, absolue, d’autant plus choquante que filmée avec une implacable sobriété. Le trouble du spectateur tient aussi à une interrogation lancinante : on se demande presque si Avril, loin d’être simplement une psychopathe ou un cas isolé, ne serait pas en fait la conséquence logique et implacable, juste un peu extrêmiste, des injonctions d’un discours social célébrant à outrance la jeunesse et l’individualisme. Ce qui à défaut de disculper Avril en ferait le miroir d’un certain tropisme contemporain, miroir déformé mais qui toucherait juste. Et ferait ainsi glisser sur elle le jugement trop confortablement péremptoire du spectateur indigné.
Au bout du compte, Les Filles d’Avril n’a pas tout-à-fait la noirceur d’un Haneke, auquel Franco a parfois été comparé. On ne révèlera rien ici des cathartiques dernières minutes, soulignons juste que l’on sort du film soulagé, presque euphorique, en proportion du malaise minutieusement déployé pendant la précédente heure. Preuve que Michel Franco, l’air de rien, s’y entend en manipulation de spectateurs. Mais contrairement à son personnage, il ne fait pas de cet ascendant le prétexte d’un jeu inhumain et sadique : voilà assurément qui est à porter au crédit d’un curieux film, à la fois sournois et étrangement radieux, dont le souvenir reste vibrant des semaines après sa vision.