Les Enfants de Belle Ville

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Quand le coeur a ses raisons que la raison écoeure.

Bien avant d’étreindre ses premières silhouettes dorées, bien avant d’y marier, tromper (La Fête du feu, 2006), disputer (À propos d’Elly, 2009) puis enfin quitter (Une séparation, 2011) ses acteurs, Asghar Farhadi exécutait déjà un cinéma où il ne faisait pas bon vivre d’être romantique, et où, crispés, Les Enfants de Belle Ville (2004) se passaient tout palpitants la corde au cou. 

Coups de sifflets et discipline imposée. Un mégaphone beugle l’appel d’un muezzin, dont la voix semble porter à elle seule le drapeau iranien juché devant lui. À l’intérieur d’un centre de rétention pour jeunes hommes, Akbar sculpte une tête à la lime. Un sourd-muet lui braille des signes, son ami A’la se serait tailladé les veines. Akbar accourt au dortoir. Surprise : on crie, on rit, ses compagnons d’infortune lui ont confectionné des gâteaux d’anniversaire. Akbar fête ses dix-huit bougies mais ne souffle pas mot. Pour cause, jeunesse se consume à Belle Ville, où les insolents loubards de la nation n’y lèvent mêmes plus le majeur, n’y font plus qu’attendre béatement que le bon Dieu ne les matent plus à mort.

 

 

Avoir vingt ans dans les traverses : A’la (Babak Ansari)

 
Là est l’instance narrative, A’la se range auprès d’Akbar, parvient à négocier sa sortie du centre et s’engouffre dans un entrefilet de la loi du talion. Un condamné à mort peut en effet s’échapper en requérant la clémence de la famille de la victime puis en s’acquittant du prix du sang. Bonne pioche puisque la promise qu’Akbar supprima par amour était une femme, que sa vie ne vaut donc que pour moitié celle d’un homme. A’la retrouve la sœur d’Akbar, Firouzeh, s’en allant alors tous deux poursuivre l’entreprise de supplication de cette dernière auprès de l’orphelin père. Mais Rahmati Abolqasem, vieux loup prostré dans sa souffrance et sa morale, s’avère taiseux et définitif. 

Place alors aux pourparlers, où tapi sur des tapis, l’on s’efforce toujours d’écouter les confessions de son prochain, ce même si les mots finissent toujours par se vautrer sur des murs, grilles ou vitrages. On se comprend toutefois bien entre quatre yeux et les champs/contrechamps profitent de cette liberté surveillée pour cadrer les bustes, les têtes, gronder de passion les regards et les silences. Une jeune femme traverse le cadre en claudiquant à béquilles, tait davantage encore les débats, tait Firouzeh surtout. Elle qui s’applique fièrement du vernis à ongles au-dedans puis l’écaille aussitôt au-dehors, elle qui en craque pour de vrai pour les vers de A’la, jusqu’à cette scène au restaurant, d’une blancheur désarmante, où elle ne peut plus qu’enduire de remords la brièveté de cet amour mort-né.
 
 

 

Jeu du foulard : Firouzeh (Taraneh Alidoosti) 

Enfin, une rumeur, fugitive, telle des avions de papier que s’échangeraient deux hommes de théâtre, Asghar Farhadi et Vittorio De Sica. Ne voir en effet ici qu’un néoréalisme à l’iranienne, une correspondance des unités de temps, d’action et de lieu apposée à des trames dramaturgiques contemporaines, soudaines et urbaines, permettant d’aller au-delà les doctrines et de retrouver la devenue si désuète ambition de simplicité. De même qu’en réhabilitant la primauté du décor comme assise narrative, Asghar Farhadi projette et immortalise depuis ses persiennes une image délibérément terne, filtrant plusieurs vérités, n’intimant implicitement qu’au spectateur le droit de juger de lui-même la défense d’acteurs assommés et accablés par les vies qu’ils endurent.

Car si ces mêmes photogrammes-là devaient illustrer les versets de ce versatile imam toujours vêtu de noir et de blanc, le sermon vieux comme le monde d’Asghar Farhadi enseignerait alors que la rencontre avortée d’A’la et de Firouzeh, même si de cinéma, même si de circonstance, eût sans doute été l’occasion d’une vie, d’un amour de tout-puissant, franc et affranchi. D’un amour de poème où l’enfance y serait pour toujours Byzance. 

À lire : Asghar Farhadi, la morale suspendue, par Gildas Mathieu.

Titre original : Shahr - Eziba

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Durée : 101 mn


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