En dossier de presse, Tsai Ming-Liang affirme : “Le cinéma me fatigue. Depuis quelques années, je suis dégoûté par la soi-disant valeur divertissante des films, les mécanismes du marché et la quête forcenée de popularité”. Qu’il se rassure : divertissant, son film ne l’est pas, et il ne s’attirera aucune sympathie auprès du grand public. Aucun snobisme pourtant, Les Chiens errants est l’expression d’une démarche personnelle très pensée, celle aussi d’un cinéma débarassé de ses oripeaux et centré sur un motif plus qu’un réel sujet – ici, les errements d’un père et de ses deux enfants, parfois rejoints par une femme, ou trois, dans les décombres d’appartements et de chantiers laissés à l’abandon. Lui, Hsiao Kang (nom de personnage récurrent chez Tsai Ming-Liang, toujours interprété par son acteur Lee Kang Sheng), travaille comme homme-sandwich dans les rues de Taipei, vantant des achats immobiliers bien à l’opposé des lieux qu’il investit. Il fume, pisse, déclame des poèmes traditionnels pendant ses pauses. Les gamins vivotent, dorment, mangent et se lavent ensemble, un chou les accompagnant un peu partout.

Pas franchement propice à la rigolade, le cinéma de TML prend ici un virage carrément désespéré, où la violence latente des situations cadre parfaitement avec la photo du film. Fidèle à l’estéthique rigoureuse du réalisateur, Les Chiens errants vise l’épure, l’image attaquant le propos jusqu’à n’en conserver que l’os : plans fixes interminables où le moindre battement de paupières fait figure d’événement, lumière grise et sombre, déferlement des éléments naturels (pluie battante et vent violent balayent tout le film) et dialogues minimalistes pour dire la marcescence – de la nature, d’une ville, mais aussi des hommes et de leur environnement. Ce n’est pas qu’il n’y ait rien à raconter, mais TML semble écarter tout ce qui n’est pas absolument nécessaire, qui ne reléverait pas de l’écorce du film. Le plan (fixe) d’ouverture montre, sept minutes durant, une femme se brossant les cheveux, assise au bord du lit où sommeillent les deux enfants. Ce ne sera ni le moins long, ni le plus immobile.
Lui succèdent d’autres plans-séquences, souvent fixes et filmés en temps réel, qui captent les changements de lumières, les mouvements quasi imperceptibles, où le son – primordial ici – vient presque toujours hors-champ, hors de “l’action”. Acharné à rompre tout fil narratif, TML alterne des plans longs et très peu découpés : son Chiens errants est éminemment organique, ne s’encombre pas d’avoir une histoire à raconter. On pourrait citer trois séquences parmi les plus emblématiques du film : un chou dévoré par un homme en pleurs, une tentative d’évasion en barque au coeur d’une nuit de tempête, ou encore un couple regardant, immobile, une fresque murale sans rien d’autre qu’une larme qui roule sur une joue. Mais l’écrit est ici preque l’ennemi de l’image, et ce serait faire très peu justice à un film sensoriel à l’extrême, très attaché à la forme et parfaitement ahurissant visuellement. D’autant plus que l’immobilité est un leurre : Les Chiens errants est bien un film qui va de l’avant sur le fil toujours plus ténu que constitue l’art de TML. Et d’un mutisme et d’une temporalité presque jamais vus avant, naît une violente fascination qui, si l’on accepte d’en prendre le temps, constitue l’une des plus passionnantes expériences de cinéma depuis longtemps.