Bruno (Michel Subor), dans Le Petit soldat (1960), ne parlera lui jamais. Déserteur français réfugié à Genève pendant la guerre d’Algérie, torturé pendant une très longue séquence par deux membres du FLN (Front de Libération Nationale), rien ne sortira de sa bouche. La voix que nous fait entendre Jean-Luc Godard, si elle est bien la sienne, est celle de ses pensées. Le jeune homme se raconte en voix off des histoires pour supporter la douleur ; il se crée des images. « La mer, la plage, le soleil. » On entend par bribes la guerre d’Algérie aux autoradios depuis la toute première scène – « Alger… Grenades… Parachutistes… » – mais pourquoi Bruno est-il torturé ? Pourquoi ne dit-il rien ? Lui-même ne se souvient plus. Que le héros de Le Petit soldat soit un déserteur ou que Jean-Luc Godard filme frontalement la torture ne suffit pas à comprendre ce qui conduit à l’interdiction pendant trois ans du film par Louis Terrenoire – à l’époque ministre de l’Information. Ce qui dérange alors sont les mots que prononce plus tard Bruno. « Il y a quelque chose de plus important qu’avoir un idéal, mais quoi ? C’est quelque chose de plus important que de ne pas être vaincu. Je voudrais savoir quoi exactement. » Bruno lutte pour lui, pour son visage dans le miroir, pour l’idée qu’il se fait de la France à travers la littérature qu’il y choisit. Il aimerait également lutter pour celle qu’il aime, pour Veronica (Anna Karina), comme on le fait dans les livres ; comme on le fait dans l’Art. Alors qu’on le torture, il pense à la mer, à la plage, au soleil mais également à elle. Il veut lui écrire une lettre. « Une lettre encore plus belle que celles de Robert Desnos à sa femme. » Il se projette en ce poète mort en 1945 au camp de concentration de Theresienstadt et en ses mots définitifs. Il aimerait comme lui écrire à Veronica « J’espère que cette lettre est notre vie à venir » (1), mais il en sera incapable. Il ne peut vivre pour elle. Il souffre ainsi en silence sous la torture dans la même baignoire où avouera plus tard Ferdinand, et cherche une raison à sa lutte. En pleine guerre d’Algérie, alors qu’il faut choisir un camp et se battre, Jean-Luc Godard filme un jeune homme qui s’y refuse. Ce n’est ni cette femme, ni ce pays, ni cette guerre. Un morceau de tissu humide collé contre sa figure, il étouffe et se tait. Plus tard, dans l’intimité de la chambre de Veronica, ils joueront avec le chandail de la jeune femme et se cacheront à tour de rôle dessous. L’un et l’autre sans visage, c’est la dernière fois qu’ils se verront.
(1) Robert Desnos, lettre à Youki du 15 juillet 1944.