Le Diable au corps

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Claude Autant-Lara déploie un parfum de scandale et de romanesque dans cette oeuvre intense.

Claude Autant-Lara réalise un des films les plus scandaleux de l’après-guerre avec cette adaptation du roman éponyme de Raymond Radiguet, provoquant un tollé équivalent à celui de l’ouvrage lors de sa parution en 1923. Le film comme le livre paraissent à deux moments clés de l’Histoire de la société française, ce qui explique leur impact. Le tout jeune Raymond Radiguet, s’inspirant de l’aventure qu’il eut à quatorze ans avec sa voisine dont le mari était mobilisé, rédigea ainsi Le Diable au corps dans un style rageur et direct que sa mort prématurée entourera d’un certain mythe de la jeunesse. Le scandale naîtra bien sûr de la relation adultère du récit mais aussi du contexte où cette faute apparaît comme non seulement immorale mais antipatriotique et irrespectueuse envers les poilus ayant abandonné le foyer pour défendre la nation. C’est à un même état d’esprit que se confrontera Autant-Lara avec son adaptation tournée en 1946 et qui ne doit son existence qu’à l’accord entre Micheline Presle (la grande star française de l’époque depuis le départ aux États-Unis de Michèle Morgan et la carrière momentanément interrompue de Danielle Darrieux) et le producteur Paul Graetz, qui lui laissait libre choix dans ses projets futurs ainsi que de ses réalisateurs et partenaires. C’est donc elle qui ira chercher Claude Autant-Lara, précisément le plus à même de respecter la nature sulfureuse du roman, et elle aussi qui, après avoir été épatée par une de ses performances au théâtre, insistera pour le choix de Gérard Philipe en héros adolescent (l’acteur refusera d’abord car s’estimant trop vieux avant de revoir sa position, mis au défi par Autant-Lara). Dans ce cadre d’après-guerre, le film représente autant une provocation pour les adultes qu’une illustration de la soif de liberté de la jeunesse d’alors. Une jeunesse en partie volée par les années d’Occupation et prête à se déchaîner et profiter de cette liberté retrouvée, faisant des héros du film leur symbole. François (Gérard Philipe) est un lycéen de dix-sept ans qui va s’éprendre de Marthe (Micheline Presle), une jeune aide-soignante dans l’hôpital militaire avoisinant son école. Les deux personnages représentent une population traitée comme quantité négligeable et dont on ne soucie guère alors des états d’âmes : la jeunesse et les femmes.

 

Dès leur première rencontre Marthe, étroitement surveillée par sa mère, ne semble ainsi guère avoir plus d’autonomie que l’encore mineur François. La fougue de ce dernier l’émeut pourtant et leurs échanges entre tendresse et dispute, déclarations enflammées et doute constant sur les sentiments de l’autre, seront toujours passionnés et conflictuels. Le désir ardent de François s’exprime ainsi par sa nature impulsive quand Marthe, plus réfléchie, procède à un abandon plus subtil, plus beau et douloureux à se manifester. Ces natures opposées amèneront alors une première rupture qui annonce la seconde plus dramatique et toujours due à l’immaturité de François. Gérard Philipe est parfait en homme/enfant irrésolu découvrant l’ivresse des sens et dont l’amour s’exprimera toujours de la mauvaise façon. Les scènes de tendresse avec Marthe relèvent toujours par leurs dispositions d’une dimension maternelle où François fait souvent office d’enfant geignard et capricieux réclamant des preuves d’affection. Le héros de guerre, l’homme, le vrai, est toujours pour Marthe son époux mobilisé et malheureusement pour elle celui qu’elle aime n’est encore qu’un adolescent peu sûr de lui malgré ses airs bravache – ce que souligne cette réplique lourde de sens vers la fin : « Pourquoi n’es-tu un homme que quand tu me tiens dans tes bras ? ». Le manque de courage de François s’illustrera cruellement lors de divers moments-clés où il se dérobera alors qu’il est mis en face de ses responsabilités. Ce sera ses sueurs froides quand il pense avoir affaire à l’époux trompé, le final dans le café où il ne sait que faire alors qu’un soldat/adulte prendra les choses en main pour Marthe malade et bien sûr l’instant charnière où sur un caprice, il ne rejoindra pas Marthe sur le quai où elle l’attend à la tombée de la nuit. Autant-Lara (accompagné de Jean Aurenche et Pierre Bost au scénario et dialogues) n’accable pourtant pas son héros, c’est cette société oppressante qui demande aussi sans doute trop et trop vite à cette jeunesse ayant osé défier l’autorité. François se perdra à ne pas assumer jusqu’au bout sa rébellion tandis que Marthe, au contraire, par son refus d’entrer dans le rang, sera dans l’incapacité de quitter son aimé, dans un final pouvant presque être interprété comme un suicide.

 

 

Derrière cette facette dramatique, Autant-Lara ose le vertige des sens le plus prononcé pour exprimer cette passion inconditionnelle. On pense bien sûr à cette magnifique scène au crescendo érotique irrépressible où Marthe frictionne François dans son lit. La censure ne permettant pas de montrer l’étreinte attendue, un travelling traversera l’arrière du lit, laissant leurs corps à l’état d’ombres tamisées enlacées pour s’arrêter sur un feu de cheminée se ranimant soudain pour signifier la consommation de leur amour. À chaque fois pourtant, le jugement moral et les regards inquisiteurs viendront atténuer la portée de leur bonheur, que ce soit l’arrivée de la mère au matin après leur première nuit, où les voisins malveillants les observant durant la balade en barque. Tout cela semble voué à être éphémère, l’ironie voulant que leur romance s’épanouisse une fois Marthe mariée, et donc plus libre d’aller et venir. L’aspect fondamental de ce contrepoint est le rapport à la guerre. Le monde, étant en pause à cause du conflit, permet au couple de se rapprocher et l’armistice signifiera un retour à la normale et à la prison des conventions. On est marqué par cette Marseillaise sonnant comme une marche funèbre dans la scène du café, le visage défait de Marthe et François s’opposant à la liesse les entourant. Un effet encore renforcé par la terrible scène finale où un François brisé observe les célébrations de la paix, symbole du triomphe du collectif sur les destins individuels. Le film remportera un succès à l’échelle de son scandale et sera fustigé par l’opinion bien-pensante y voyant une exaltation de l’adultère et une ode à l’antimilitarisme. L’un des faits marquants sera le départ de l’ambassadeur de France en cours de projection durant le festival de Bruxelles où Gérard Philipe recevra le prix d’interprétation masculine, qui lancera sa grande carrière de jeune premier. Un des grands films d’Autant-Lara, toujours aussi inspiré pour bousculer les conventions de son époque.

Titre original : Le Diable au corps

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Durée : 112 mn


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