Le cuirassé Potemkine (1925-1928) de Sergueï M. Eisenstein

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« Le cinéma est un phénomène idéaliste » – André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma?

Un film pro-soviétique

Le Cuirassé Potemkine est d’abord une commande d’un comité du parti communiste qui propose un retour historique sur les évènements de 1905. Cette année-la, le tsar Nicolas II est mise à mal par une défaite contre le Japon, ainsi que par la révolte des marins du cuirassé Potemkine. C’est donc sur cette histoire de mutinerie qu’Eisenstein réalise son premier film. Aussi le film démarre-t-il par l’élément qui la déclenche, à savoir la nourriture infestée de vermines donnée aux marins. Ceux-ci se rebiffent, jettent par-dessus bord leurs supérieurs et prennent le contrôle du navire. Vingt ans après ces évènements, Eisenstein cherche à faire souffler le vent de la révolte à travers un nouvel objet de manipulation des masses : le cinéma. De manière subtile et innovante, le film glorifie la Révolution bolchévique de 1917 et condamne l’impérialisme. Le cinéma étant contrôlé par les organes du parti, celui-ci est mis au service de l’URSS. C’est pourquoi on peut qualifier Le Cuirassé Potemkine de film pro-soviétique.

Revoir Le Cuirassé Potemkine aujourd’hui comporte deux principaux intérêts. D’une part, ce film permet à Eisentein de mettre en pratique ses conceptions théoriques sur le cinéma. D’autre part, il opère un retour visuel sur des évènements réels dont l’un mérite une analyse filmique approfondie.

L’articulation du discours

Eisenstein est souvent considéré, avec André Bazin, comme l’un des plus grands théoriciens du cinéma. Bazin est à l’origine un critique de cinéma, Eisenstein un homme de théâtre. Le premier défend un cinéma de la transparence qui repose, entre autres, sur ce qu’il appelle le "montage interdit" : tout ce qui compose l’objet cinématographique, d’après Bazin, existe en-dehors de l’objet lui-même, ce qui implique que le cinéma correspond à une réalité déjà présente et inaltérable à l’écran.

Eisenstein, lui, s’inscrit davantage dans la lignée de Griffith (Naissance d’une Nation, 1915), pour qui le cinéma est avant tout un récit. Chez Eisenstein, le terme de "récit" équivaut à celui de "discours". Dès lors, un film doit fonctionner comme l’articulation d’un discours cohérent et argumenté. Les élements qui fondent la cohérence et l’argumentation sont le montage, le cadrage, la musique et les enchaînements syntagmatiques. Les syntagmes désignent chez Eisenstein des "fragments d’images" regroupées par plan, ou par ensemble de plans, afin de provoquer chez le spectateur un certain cheminement intellectuel. On parle d’ailleurs de "montage intellectuel", par opposition au "montage interdit", pour qualifier le montage d’Eisenstein dès Le Cuirassé Potemkine.

La façon dont les syntagmes se succèdent participe donc de l’articulation du discours d’Eisenstein. C’est pourquoi Eisenstein est souvent considéré comme le premier réalisateur "engagé" de l’histoire du cinéma. Etudions maintenant cet engagement à travers une scène du Cuirassé Potemkine.

 

Analyse d’une scène : l’écrasement de la mutinerie par l’armée tsariste

Après avoir pris le contrôle du navire, les marins du cuirassé arrivent à Odessa où ils sont accueillis en héros. En effet, les ouvriers de la ville se sont eux aussi soulevés, suite à de mauvais traitements, et Odessa devient le théâtre de la jonction des deux révoltes. Or, cet embryon révolutionnaire est annihilé dans son élan…

La scène démarre par des moments de liesse qui caractérisent l’une des conceptions essentielles du cinéma d’Eisenstein : l’objet cinématographique est un objet de masse, écrit par l’histoire des masses et destiné au divertissement des masses. La force du début de la scène réside dans la capacité d’Eisenstein à saisir les gestes des différentes classes populaires (marins, ouvriers), et à les assembler pour créer des syntagmes. Ces syntagmes sont le ciment de la Russie soviétique pour Eisenstein, car il réunit toutes les classes populaires avec quelques plans montés en musique. La musique est d’ailleurs l’une des préoccupations centrales du Cuirassé Potemkine : les contraintes du cinéma muet amènent des nécessités rythmiques que le réalisateur saisit complètement.

La musique qui accompagne la joie du début de la scène devient ensuite inquiétante, lorsque les cosaques débarquent sur le port. L’armée tsariste se montre sans pitié, et massacre la foule réunie sur les marches du port. Le plus haut symbole de la cruauté impérialiste apparaît lors de la séquence du landeau, qui dévale les marches à toute allure : c’est à ce moment qu’Eisenstein a recours à un procédé révolutionnaire dans l’histoire du cinéma. Il s’agit d’un déplacement oblique de l’axe de la caméra vis-à-vis de ce qu’elle filme, c’est-à-dire un travelling. De plus, Eisenstein crée un effet d’aller-retour de la caméra grace aux mouvements avant et arrière qu’il combine au travelling. La scène, et par extension le film, est remarquable à cet égard : Eisenstein fait souffler un vent révolutionnaire dans le cinéma afin de faire souffler un vent idéaliste sur la Russie soviétique. L’idéalisme d’Eisenstein est très naïf, car son film deviendra la vitrine culturelle d’un système totalitaire éloigné de l’utopie communiste.

Conclusion : postérité de l’œuvre d’Eisenstein

L’apport d’Eisenstein au cinéma est indéniable : l’aspect théorique de sa conception du cinéma est intemporel, et sa mise en pratique dans ses films magistrale, étant données les contraintes de réalisation et de production dans l’URSS de Staline. Néanmoins, Le Cuirassé Potemkine reste un film difficile à voir sans les grilles de lecture adéquates. Il s’agit de la première brique d’une œuvre grandiose et évolutionnaire dont l’intérêt 80 ans plus tard n’est plus que téorique et historique, même si Eisenstein demeure un réalisateur mythique. L’hommage que lui rend Brian De Palma dans The Intouchables témoigne de l’introduction révolutionnaire du travelling au cinéma par un réalisateur soviétique et idéaliste, Sergueï M. Eisenstein.

 

DVD MK2 Editions, 24,99 euros

 


Titre original : Bronenosets Potyomkin

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Durée : 70 mn


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