Le cinématographe selon Robert Bresson

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« Evoquer, dans une ombre exprès, l´objet tu, par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal, comporte tentative proche de créer » (D’après Mallarmé, Proses diverses, variation sur un sujet).

Préférant, comme Jean Cocteau, le mot originel à son appellation tronquée, Bresson donne la définition suivante du cinématographe, indépassable, inépuisable : « UNE ÉCRITURE AVEC DES IMAGES EN MOUVEMENT ET DU SON »(D’après Bresson, Notes sur le cinématographe, en majuscule dans le livre.). Cette écriture, lieu de l’unité, est construite sur des rapports (entre images et images, images et sons). Car les rapports seuls créent. Le cinéaste choisit l’exemple du mot, de la couleur ou de la note de musique que va choisir l’artiste, ne prenant toute sa beauté et sa signification qu’en relation avec un autre mot, une autre couleur ou une autre note, dans une sorte d’ « union intime » (Extrait de Bresson, Notes sur le cinématographe). Aucune vérité de l’image. Celle-ci ne déploiera tout son sens qu’au montage et sur la surface plane de l’écran (« Dans cette langue des images il faut perdre complètement la notion d’image, que les images excluent l’idée d’image. » Ibid , Notes sur le cinématographe.)

Ainsi s’explique l’importance, grandissante tout au long de sa filmographie, de la bande sonore : « l’oreille est beaucoup plus créatrice que l’œil. L’œil est paresseux, l’oreille, au contraire, invente. »(D’après l’entretien avec Jean Luc Godard et Michel Delahaye, Cahiers du cinéma, n° 178, mai 1966). En effet, à la démonstration, il oppose la suggestion, par un son, mais aussi par un silence, par une ellipse. « Nommer un objet, c’est supprimer trois quarts de la puissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. » (Mallarmé, extrait de Proses diverses, Réponses à des enquêtes, Sur l’évolution littéraire) Fi donc ! de cette rumeur sur le soi-disant idéal bressonien d’un écran noir pendant qu’une voix monocorde lirait en off Le Discours de la méthode de Descartes.

Cette tentation de l’immobilité voire de la destruction de l’image au profit du verbe conviendrait plutôt au cinéma de Marguerite Duras (« Je suis dans un rapport de meurtre avec le cinéma. J’ai commencé à en faire pour atteindre l’acquis créateur de la destruction du texte. Maintenant c’est l’image que je veux atteindre, réduire. J’en suis à imaginer une image passe-partout, indéfiniment superposable à une série de textes, image qui n’aurait en soi aucun sens, qui ne serait ni belle, ni laide, qui ne prendrait son sens que du texte qui passe sur elle. […] Avec le film noir j’en serais donc arrivée à l’image idéale, à celle du meurtre avouée du cinéma. », d’après Marguerite Duras, Les Yeux verts), un cinéma incantatoire, continuité ou du moins support de l’écriture, un cinéma de l’échec et un échec du cinéma, de l’image à montrer, à faire revivre.

D’où une fusion-confusion des voix off dans India Song, alors que sur l’écran « tandis qu’ils parlent, les bouches se taisent » (D’après Marguerite Duras, Albatros, 1975). Exemplaire est à ce titre L’Homme atlantique, usant, à plusieurs reprises, de l’écran noir accompagné d’une bande sonore. Au contraire, la foi de Bresson en la caméra et le magnétophone – « instruments en profondeur » (D’après Robert Bresson, Cannes 1971, Amis du film et de la télévision n° 185, octobre 1971) et « moyen d’approfondissement des choses, une espèce d’aide à l’approfondissement de l’homme, peut-être un moyen de découverte de l’homme… » (D’après Bresson in Combat, 20 mars 1966) – est incommensurable. Une parenté notable entre les deux cinéastes, avec sa nuance, concernant l’interprétation.

« Le truc, c’est ce qu’il y a de caché, de non sorti (non révélé) en eux. » (D’après Bresson in Notes à propos des modèles. Ailleurs il écrit : « Ce qui est important, c’est ce que l’on n’entend pas ou ce que l’on ne voit pas »)

« Il ne s’agit pas de jouer mais de figurer », nous dirait Marguerite Duras, « il ne s’agit pas de jouer mais d’être » nous dit Bresson. Cette vérité, de l’être, il l’atteint de plusieurs manières. Depuis Journal d’un curé de campagne, l’acteur professionnel est excommunié au profit du « modèle », terme qui rappelle la docilité du sujet face au peintre, et qui tend surtout à se libérer de l’art dramatique. « ÊTRE (modèles) au lieu de PARAÎTRE (acteurs) »(Notes) Les gestes du modèle bressonien sont lents et mesurés, le visage presque immobile, le regard légèrement baissé et le ton aplani (On a parlé de voix blanches, recto tono), aussi proche que possible de la voix intérieure. L’émotion, contenue, doit transparaître de manière infime et subtile. Sa voix (« Sa voix le rend visible » dit l’auteur dans ses Notes) s’obtient par une postsynchronisation effectuée dans le noir complet sans que celui qui parle ne puisse regarder son image sur l’écran.

Il entend au casque les quelques mots prononcés par Bresson lui-même, en recommençant plusieurs dizaines de fois, par un procédé qui vise à retrouver le naturel et même la nature de la vie, faite, Bresson nous le rappelle, « pour les trois quarts d’automatisme : on ne pense pas ses mots, on ne pense pas ses gestes » (Bresson interrogé par Anne Capelle, Arts, 25 mai 1966. A titre de comparaison, la quasi totalité des films de Jean Eustache est en son direct). Le modèle « parle comme on écoute : en recueillant au fur et à mesure ce qu’il vient de dire en lui-même » (D’après Michel Chion , in La voix au cinéma, 1985). Deleuze évoque la « LITTÉRARITÉ de la voix » plus proche de la lecture que de la diction (L’image-temps, édition de Minuit, 1983).

Comme l’image, l’interprète ne doit rien exprimer en soi, (on serait même tenté de dire qu’il est image, d’après Roger Munier, dans « le chant second », Robert Bresson Ramsay Poche Cinéma, écrit : « un dire nouveau émerge de l’image, un dire qui est de l’image même et non plus du contenu qu’elle a capté ») et « ramener à lui tout ce qui, de lui, était dehors » (D’après Notes sur le cinématographe). Le théâtre serait l’art de l’extériorisation, le cinématographe celui de l’intériorisation. Et le texte, ainsi déponctué,(« je pense qu’il a essayé de casser le moule du langage, enfin de le… de déponctuer le langage…Par exemple, j’ai entendu une langue admirable dans Bresson qui est le français… » in Cahiers du cinéma, juin 1980, Les Yeux verts) dit sans intention, réaliserait le vœu mallarméen : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots » (D’après Variations sur un sujet, Crise de vers). Mais si le texte existe de manière autonome, en dehors de toute intellectualisation par l’interprète, il ne vivra que par le montage. La toute puissance démiurgique du montage (« Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur papier ; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j’emploie, qui sont tué par la pellicule mais qui, placé dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l’eau. » in Notes sur le cinématographe).

Le moment et le lieu où l’auteur peut tout étreindre, où l’image, le son et les mots, mis en place, vont cohabiter de manière définitive. Ainsi naîtra le cinématographe avec pour finalité d’atteindre « ce cœur du cœur » qui ne se laisse prendre ni par la poésie, ni par la philosophie, ni par la dramaturgie. » (D’après Notes sur le cinématographe), « d’aller au fond des êtres, jusqu’à l’âme de l’âme » (D’après Robert Bresson, Cannes 1971, Amis du film et de la télévision n° 185, octobre 1971) de l’être humain, « d’attraper cette… chose que les mots ne peuvent pas dire, que les formes et couleurs ne peuvent pas rendre. » (Entretien de Bresson avec Jean Luc Godard et Michel Delahaye, Cahiers du cinéma, n° 178, mai 1966. Jean Cocteau aimait à répéter qu’il se servait du film comme le véhicule lui permettant de montrer ce que le poème, le roman, le théâtre ou l’essai ne pouvait que dire). Un « … » que seul le cinématographe pourrait toucher.


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