Le chant des vivants

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Quitter son pays, essuyer les coups, traverser la mer… Mais si le pire était à venir ? Survivre n’est pas un tout. Cécile Allegra propose à de jeunes exilés de penser l’après, par l’art-thérapie. Le chant des vivants est une douloureuse mélodie de laquelle advient une merveille cinématographique.

La douleur d’avoir survécu

« Je souffre d’avoir survécu. » Anas a quitté l’Erythrée il y a quatre ans pour ne pas participer à l’effort de guerre de son pays. Pour rejoindre la France, il a fallu affronter la Libye. Á Cécile Allegra, réalisatrice et fondatrice de l’association Limbo qui se propose d’emmener en séjour de jeunes migrants, il refusera d’évoquer autrement cette expérience qu’en pointant du doigt ses blessures. Balafre au front, coup de matraque. Cicatrice sur le flan, lacération. Les coups et commotions, la perte de ses proches, la misère, l’horreur des crimes, ce n’est pas le pire pour Anas, Bailo, Chérif, Egbal, David, Sophia, Hervé, et les autres. Le coup de grâce pour tous, c’est le sentiment d’à présent vivre sans en avoir plus le droit. Pourquoi sont-ils les survivants, comment avancer dans l’ombre d’une mémoire traumatique, comment s’accommoder à sa propre existence, quand il est gravé en soi que l’on est rescapé, que l’on est passé entre les mailles du filet, que l’on est une erreur de parcours ? Le châtiment ultime est la promesse d’une existence claudicante. L’illégitimité se mêle au regret d’être parti, mais l’on ne passe pas la Libye dans l’autre sens. Ceux qui traversent la frontière y sont finalement à jamais séquestrés. Les semaines organisées par l’association se présentent pour les jeunes migrants qui y sont conviés, comme un temps gratuit pour penser cet entre-deux, au moyen de l’art-thérapie : écriture de chansons, danse, apprentissage d’un instrument, cours de chants… Cette formation express pour que chacun connaisse un succès éphémère recouvre l’essence même du projet : réapprendre à s’appartenir. Allegra construit son documentaire autour de boucles narratives : elle accorde d’abord à chacun un temps durant lequel chaque exilé va élire des mots pour caractériser leurs voyages.  Puis, Mathias Duplessy travaille à la guitare une mélodie et met en chanson les mots choisis par les jeunes. Allegra quitte son bureau pour se retrouver derrière la caméra afin de réaliser simultanément plusieurs petits clips des néo compositeurs, et en somme, un documentaire aux allures de comédie musicale.

Thérapie politique

Ces micros-vidéos qui pourraient apparaitre comme des caricatures des clips de RNB des années 2000 sont de véritables traités philosophiques. Ils sont le reflet du désir de ces jeunes de posséder leur image, qui ne se restreint pas à celle de victime. Chacun réfléchit sa propre direction artistique : certains apprécient les plans rapprochés, regard porté vers le ciel derrière une fenêtre, d’autres les plans larges en pleine nature, ou les travellings sur la bande de jeunes qu’ils forment tous ensemble. Rap, pop, classique, un style pour chacun. Cet acte symbolique de retranscrire artistiquement la douleur apparait comme un voyage cathartique, un rite de passage, un sas, avant un futur à nouveau gonflé d’espoir. Ce chemin est matérialisé par les allers-retours narratifs et les nombreux inserts sur la vie en collectivité où se mêlent exilés et bénévoles, lors des repas, promenades et visites du village. Allegra pourtant ne lisse pas les contours, elle ne s’évertue pas à proposer au spectateur une happy end. Les plans fixes sur les visages figés, les corps qui se meuvent difficilement lors des cours de danse, les conversations téléphoniques privées dans la langue de chacun témoigne des différences de rythme avec lesquels les adolescents se livrent à eux-mêmes. La réalisatrice rend compte sans mots de la crispation et l’inhibition considérable qui résultent de la sidération du vécu de ces jeunes hommes et femmes. En ce sens, Allegra reste à sa place, elle ne pense pas mieux savoir ni mieux comprendre. Elle se pose en appui pour impulser la parole, tout comme les autres bénévoles. Cette place accordée et limitée permet de faire éclore les individualités. Le documentaire est doté d’un parfait équilibre entre l’individuel et le collectif, le particulier et l’universel. Le film se construit autour d’une seconde boucle qui alterne dans un juste rapport les plans collectifs et intimes, les silence, la musique, le dialogue. Malgré cette application stricte du circuit narratif, l’on est à chaque fois surpris, émus, meurtris par les termes que posent les jeunes, toujours autant ébranlés par le courage dont ils font preuve face à cet acte d’apparence simple qu’est celui de la verbalisation. La réalisatrice met subtilement en scène le processus d’édification de la confiance et de l’estime qui nait de ces rencontres, sans surplomber ses images d’un discours théorique pesant et pédant. Elle ne cherche pas à délier l’indicible de l’horreur, mais plutôt à faire entendre l’injustice qui en résulte, le poids de la douleurs, et surtout, le droit qu’ont ces hommes et ces femmes à être en colère. Cette démarche se rapproche fortement de celle d’Alice Diop notamment dans son film la Permanence, dans lequel les conversations entre médecins et migrants insinuent au spectateur que leur statut est celui d’être humain, avant celui d’immigré, sans papier, victime, étranger. Cécile Allegra arrange avec brio brutalité et délicatesse. Ce documentaire est une prouesse tant cinématographique que politique.

Un soupçon de magie…

La capacité formelle du documentaire de Cécile Allegra a une dimension que se sont appliqués à mettre en œuvre d’autres réalisateurs, comme Lina Soualem dans Leur Algérie, Waad El-Kateab dans Pour Sama, ou encore autrement Raymond Depardon avec Les habitants : tous travaillent par le cinéma, à attribuer aux précaires qui le sont pour des raisons diverses, un espace privilégié.  Á l’intérieur est mis en exergue l’identité propre de chacun, en-dehors de toute condition pénale ou sociale. Les personnes filmées sont avant tout des êtres en droit. Tous les protagonistes de ces films sont enregistrés sous le prisme du quotidien (sous les balles dans Pour Sama, dans un HLM de banlieue pour les grands-parents immigrés de Lina, dans une caravane chez Depardon, en vacances pour Allegra). Ce biais est synonyme de liberté dans la parole, leurs conversations ne sont pas orientées, chacun parle et montre ce qu’il veut de lui. Allegra s’individualise formellement grâce au concept de clip musical. Ce modèle accompagne un élan d’émancipation social et politique, mais pas seulement. Allegra concrétise un rêve innocent porté par l’adolescence, celui de briller un instant par un talent reconnu. Ce geste à la frontière de l’imaginaire et du démocratique constitue aussi, une pensée de l’art dont la puissance dépendrait de son caractère engagé. Ce long métrage est un rappel nécessaire de ce dont l’humain dépend : les autres.

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Durée : 82 mn


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