On a beaucoup entendu de L’Arrangement que c’était le livre, et donc le film le plus personnel d’Elia Kazan, confinant presque à l’autobiographie. Lui a toujours assuré que celui-ci n’était que pure fiction. De fait, le personnage principal, s’il a quelques années de plus que Kazan à l’époque, est lui aussi le fils d’un immigré grec qui a toujours eu de certaines difficultés d’intégration aux États-Unis, continuant par exemple à se faire appeler Eddie Evangelos, son patronyme de naissance. Peu importe qu’il y ait de lui ou non dans le film, L’Arrangement vaut surtout pour sa peinture complètement désenchantée de l’Amérique de la fin des années 1960, où Kazan met à mal le modèle familial construit dans les années 1950 (valeurs familiales saines, réussite professionnelle). Pour lui, point de salut dans la reconnaissance des pairs et le bonheur de façade si l’on n’est pas intrinsèquement en phase avec soi-même. Cette question de la place de l’homme dans la cellule familiale était déjà abordée dans Demain est un autre jour (Douglas Sirk, 1956) ou dans Les Liaisons secrètes (Richard Quine, 1960, déjà avec Kirk Douglas), quasi annonciatrice de ce qui serait l’un des derniers films de Kazan.
C’est peut-être la première fois que les tourments intérieurs, les compromissions de la vie sont abordés aussi frontalement. Tout, dans L’Arrangement, a la violence d’un uppercut : le montage extrêmement rapide, saccadé, qui fait s’alterner passé et présent en une succession de flashes-back et flashes-forward qui nuisent parfois à la compréhension de l’ensemble ; les phrases sans appel également, comme celle que prononce Eddie peu de temps après l’accident : « Ce que je n’aime pas, c’est la personne que je suis. Mais je sais que je ne changerai jamais ». L’Arrangement est l’histoire d’un homme qui déteste sa vie, regrette ce qui a été et ne sera plus. Il y a pourtant Gwen, amour éphémère mais intense avec qui il pense pouvoir redonner un sens à son existence. Mais elle non plus n’y croit pas trop : elle a un amant, avec qui elle pourrait bien se marier ; un enfant, elle ne sait pas très bien de qui il est, « mais pas [d’Eddie], [elle a] fait le calcul ». Et quand il lui demande de l’épouser, elle lui répond, tout aussi drama queen que son actrice, Faye Dunaway, qui l’interprète plutôt génialement : « L’amour ? C’est pour les chansons. C’est ce qu’on te donne avant de t’arracher les tripes ».
Ce qui interpelle, dans L’Arrangement, c’est finalement moins son propos, pessimiste à souhait, que la manière dont il est traité. Rompant aussi bien de manière théorique que formellement avec les mélodrames familiaux des années 1950 et du début des années 1960, Elia Kazan fait exploser les normes de la cellule familiale, qu’elle soit choisie ou imposée. Eddie et Florence ont un enfant, qu’ils ont adoptée : de cette filiation pourtant voulue, Eddie fait peu de cas, entretient de rares rapports avec sa fille, qui toujours se range du côté de la mère. À son père, qu’il aime pourtant indéniablement, il reproche de s’être opposé à ses études. Quand le premier développe une maladie du cerveau dégénérative, les rapports ne se feront que forcés sur un lit d’hôpital, avant d’installer le patriarche dans la grande demeure familiale où Eddie a grandi, et qui fait ressurgir les souvenirs d’enfance : la mère effacée, presque inexistante, qui n’a jamais su s’imposer – à elle aussi, il n’a que des reproches à faire – ; le fantôme du père autoritaire, pour qui il fallait faire les courses et auquel ne surtout pas faire front ; les premiers instants avec Florence quand, dans une tour de la maison, ils s’aimaient encore.
C’est cette dernière qui hérite du rôle le plus ingrat du film, l’épouse aimante qui a toujours ignoré les conquêtes de son mari, prête à toutes les compromissions mais qui sera la première à signer quand il s’agira de le faire interner. Elle peut bien faire tous les efforts qu’elle veut, Eddie lui en est reconnaissant, mais n’en devient pas plus proche pour autant. « J’ai besoin de quelqu’un qui reste, puis de quelqu’un d’autre de temps en temps ». C’est l’apparition d’une certaine forme de libertarisme à la fin des années 1960 (L’Arrangement date de 1969), qui permet à Kazan d’exposer son sentiment sur la famille de manière aussi frontale, couplé à une forme visuelle assez nouvelle elle aussi : juxtaposition dans la même scène de passé et présent (Eddie adulte assiste à une scène de son enfance), photos animées, apparition à l’écran d’inserts de BD, messages accrochés au mur… Et si l’ensemble peut sembler parfois un peu trop hystérique, le décalage entre ce qu’on veut pour soi et ce que les autres attendent de nous est parfaitement exprimé. Eddie, à la fin, ne veut plus rien faire, juste « être ». À son avocat, il dit : « Je m’en vais ». Quand on lui demande où, il répond : « En moi-même ». En lui-même, ce sera en hôpital psychiatrique, qu’il ne veut plus quitter, là où l’on a enfin le droit d’être fou. Et alors que l’on croyait son personnage apaisé, Kazan offre un dernier pied de nez d’un cynisme forcené. Quand Eddie ose enfin dire à Gwen qu’il l’aime, elle ne sait répondre que « merci ».