L’Anguille (Unagi)

Article écrit par

Récompensée par une palme d’or à Cannes en 1997, la deuxième de la carrière de Shohei Imamura après celle remportée en 1983 pour La Ballade de Narayama, L’Anguille est une lente et douce métaphore sur le désir, une délicate plongée dans l’enfer d’un homme arraché à son amour. Un film fort, aux accents symboliques, dans […]

Récompensée par une palme d’or à Cannes en 1997, la deuxième de la carrière de Shohei Imamura après celle remportée en 1983 pour La Ballade de Narayama, L’Anguille est une lente et douce métaphore sur le désir, une délicate plongée dans l’enfer d’un homme arraché à son amour. Un film fort, aux accents symboliques, dans lequel Imamura fait de ses personnages des anti-héros parfaits cherchant rédemption et espoir.

L’impact de la première image du film est troublant. Un building hérissé là, au beau milieu d’une rue. Le plan reste fixe quelques instants, puis l’on passe à une seconde bâtisse, prise en contre plongée. L’image pourrait paraître trompeuse, tant le film sera littéralement différent de cette introduction. Comme pour diriger le spectateur vers une fausse piste, présentant Tokyo et son essor sociologique et économique, puis d’un coup, basculer dans un paradoxe des plus total, pour finir dans la campagne tokyoïte…

Vient ensuite la séquence du meurtre, une séquence plus symbolique qu’il n’y paraît. On peut penser que la scène montre le crime tel qu’il est, sans y chercher la moindre signification. Un mari jaloux tue sa femme et fait fuir l’amant. L’histoire pourrait s’arrêter là, cependant, la symbolique nous emmène plus loin dans l’interprétation. En réalité, Yamashita ne lutte pas contre l’infidélité de sa femme, mais plus fondamentalement, se bat contre sa propre image. Sinon comment expliquer le fait que l’on ne voit à aucun moment l’amant, dans la scène du crime? On l’entend hors cadre, mais il ne tente rien pour aider sa maîtresse. De plus, lorsque Yamashita le suit du regard, l’objectif tâché de sang, il n’y a personne, comme s’il regardait le vide, et que personne ne se trouvait là, à part lui-même et sa femme. Se serait-il trompé?

Une lecture intéressante du film ouvre la porte à une réflexion sur la femme et le symbole qu’elle renvoie, son attraction sexuelle, son désir, sa force intérieure. Yamashita est peut-être en position de rejet des attributs féminins, tout simplement parce qu’il se sent incapable de satisfaire sa femme, et dans une moindre mesure, toutes les femmes. Peut-être son crime est-il une manière de remédier à son incapacité à satisfaire les pulsions sexuelles de sa femme. En homme blessé dans son orgueil, il commettra l’irréparable, pour se satisfaire et se rassurer. Il est bien l’homme fort et dominateur… Son meurtre lui confirme qu’il est plus fort qu’il ne l’imaginait, du moins jusqu’à l’apparition de Keiko, une femme qu’il sauve du suicide, et qui fera dès lors partie de son existence. A nouveau la femme reprend son rôle. Le passé de Yamashita refait alors surface, légitimement, inconsciemment, mais il revient. Son crime n’aura alors servi à rien, parce que le même quotidien semble à nouveau l’attendre : une femme éprouvant un désir qu’il ne saura pas lui satisfaire. La peur d’un nouveau crime, les images qui le hantent dans sa tête, l’empêchent d’éprouver un nouvel amour. Yamashita ne veut pas reproduire les erreurs du passé, et s’interdit donc le moindre désir.

L’élément le plus troublant du film réside dans l’existence étrange d’un troisième personnage, beaucoup moins travaillé sur un plan scénaristique, mais à la symbolique forte. Ce personnage c’est Takazaki, un être malhonnête et radicalement mauvais. Un ancien détenu lui aussi, reconverti dans le ramassage des ordures de Tokyo. Un homme qui refait subitement surface dans la vie de Yamashita, et s’immisce dans celle de Keiko. Il est une sorte de double, un personnage hautement symbolique, figurant le passé douloureux des deux protagonistes. D’une part, il évoque la bestialité humaine et indique la limite à ne pas franchir dans la violence. D’autre part, il cherche à réveiller le passé enfoui des personnages en quête de rédemption. Peut-être n’existe-t-il pas réellement, peut-être s’agit-il d’une simple présence imaginaire, contre laquelle, les protagonistes se battent. Ce qui expliquerait d’ailleurs sa disparition soudaine à la fin du film, disparition étrange, d’ordre fantastique, qui pourrait signifier d’un seul coup que les personnages ont trouvé leur voie…

Mais finalement, le véritable personnage du film est l’anguille qu’a apprivoisée Yamashita. Elle représente la confession, la relation directe entre l’homme et Dieu, l’objet de la rédemption, le mythe de l’ami imaginaire à qui l’on se confit. L’Anguille reste là, errant dans son bocal du début à la fin sans jamais bouger réellement. Elle est la représentation animale de Yamashita, jusque dans son mutisme. Et comme un signe, ou un symbole absolu, elle sera relâchée à la toute fin du film. Avec cette image, on devine alors que Yamashita a enfin trouvé sa voie…

Titre original : Unagi

Réalisateur :

Acteurs : , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 118 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Ascq 44 : les martyrs du Nord

Ascq 44 : les martyrs du Nord

Quatre-vingt ans après le massacre par de jeunes Waffen-SS de 86 civils dans le village d’Ascq près de Lille en avril 1944, Germain et Robin Aguesse donnent la parole à quatre témoins, enfants ou adolescents à l’époque. Au récit précis des faits ce film ajoute le portrait de trois femmes et d’un homme qui ont dû, chacune ou chacun à sa manière, surmonter un évènement profondément traumatique.

10 films d’Hitchcock restaurés de ses débuts ou la quintessence d’un style naissant

10 films d’Hitchcock restaurés de ses débuts ou la quintessence d’un style naissant

Durant les années 20, l’industrie du film britannique est atone et inconstante; accusant un sérieux déficit de productivité. Elle est battue en brèche et surtout battue froid par l’usine à rêves hollywoodienne érigée en modèle insurpassable de production. Grâce à son oeil cinématique affûté, Alfred Hitchcock va lui insuffler un nouvel élan créatif ; s’affranchissant progressivement des contraintes de production et de la censure. Une carte blanche est accordée à ce « wonder boy » défricheur pour sortir le cinéma britannique de l’ornière commerciale dans laquelle il paraît englué. Elle s’exprimera au travers d’une dizaine de films précurseurs. Retour de « manivelle » sur The manxman et Chantage..