Commençons par là : de La Vie au ranch, premier long métrage de Sophie Letourneur, repérée en 2007 avec son moyen métrage Roc et Canyon, il est tout à fait possible de ne rien penser. Au sens où le synopsis pouvant se résumer à l’enchaînement de conversations d’un groupe de jeunes filles en chambres et en soirées, rien a priori n’inviterait à chercher ici quelque secret, quelque mystère excédant ce qui est simplement à portée de regard, tout « féminin » soit-il. Sauf que cette apparente absence d’interpellation, cette indifférence manifeste du film à son spectateur, cette impression donnée qu’il n’y aurait de ces discussions rien à entendre qui importe vraiment est peut-être bien, sinon le secret, au moins le cœur même du projet. La Vie au ranch vaut de n’être cousu d’aucun fil, d’avancer comme « à l’aveugle », sans trop d’inquiétude quant à l’ébauche ou non d’une moindre fiction, d’une quelconque dramaturgie par-delà la surcharge et la confusion lui tenant lieu de composantes.
Que l’on s’entende. C’est bien un film de fiction qui nous est proposé là, l’impression de réalité, la grande disponibilité de la caméra aux bla bla et crises de rire fluctuants de Manon, Pam, Lola et leur bande ne manquant pas, il est vrai, de prêter sans cesse à confusion. Mais d’une fiction moins soucieuse de sa lisibilité, l’assurance de son statut que de sa fusion avec le réel, la performance du tournage. La grande histoire de La Vie au ranch ne serait autre, au fond, que celle d’une captation, plus précisément d’une ivresse inhérente à l’instant même du tournage. Les filles faisant ici figures d’héroïnes, amies dans la vie, interprètent des personnages dont la trivialité, la folie, le bagout seraient en même temps les leurs. Sophie Letourneur, s’inspirant de sa propre expérience de jeune adulte lors de l’écriture du scénario, entreprit avant le tournage – chronologique – des scènes à s’accorder avec ce qu’elle observa de ses actrices au moment du repérage (plutôt que du casting) l’ayant amenée à leur sélection quasi naturelle.
« Ne rien penser de La Vie au ranch », en même temps que l’expression donne indice d’une forme d’impuissance face aux affaires de mecs, de culottes et de partiels parcourant les échanges des filles, signifie surtout s’accommoder du constat de nul autre horizon pour elles que de tout se dire, rester au maximum ensemble. Aucune certitude que l’une des trois héroïnes soit une projection plus ou moins directe de la cinéaste, bien que tout ce qui s’énonce sonne trop « vrai » pour n’être qu’invention. Qu’il y ait autant, voire plus de Sophie Letourneur dans l’impulsive Paméla, meneuse implicite du groupe dont la décision de « quitter le ranch » bouleverse le rythme jusqu’ici saccadé, très « Paris by night » du film, qu’en Manon, la blonde studieuse reprochant à Pam, lors de leur séjour auvergnat, de pourrir l’ambiance depuis son départ, importe peut-être moins que l’évidence d’une rencontre entre les interprètes et leur personnage.
Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, à la question concernant la place de la déroutante – parce que volontairement clichée, typique de l’image que nombre se font d’une discussion en terrasse entre jeunes intellos parisiens – conversation entre deux cinéphiles (joués par Aurélien Dirler et Eric Jolivalt) dans la part autobiographique du film, Sophie Letourneur insiste sur l’écart entre cette discussion et le quotidien du ranch, cet appartement central où Lola et Manon vivent en coloc’. Mieux encore, elle confirmera que les points de vus émis par les deux garçons sur deux films récents de Hong Sang-soo (les inoubliables Woman on the beach et Night and day) ne sont pas les siens propres, mais le fruit d’une recherche de retranscription des conversations d’adultes qui l’intriguaient étant plus jeune. Un travail de pur impressionnisme, en somme, la parole tenant moins lieu dans ce cinéma, dans ce film et les précédents courts et moyens métrages de la cinéaste, de révélateur d’un sens équilibrant insidieusement cette profusion d’états que de pure matière soumise à mille et une intonations (« tu es belge ? », demande par deux fois Lola à Eric), références communes (« Fritz ! ») et autres divagations (reprise spontanée d’un couplet de Julien Clerc, précision au mec qui nous drague que c’est notre copain qui se trouve juste là, au coin de la rue).
La troublante réussite de La Vie au ranch reposerait ainsi sur une mise à l’épreuve permanente de ses assises, un constant appel du large (par le biais d’un voyage réel ou d’un flottement passager de l’esprit) conférant à chaque scène la grâce du dérisoire. Cette manière de coq à l’âne sans posture, de quête d’aventure sans stylisation trop manifeste serait même, à l’heure des petites machines trop pleines d’intention ayant fait florès en cette rentrée (Homme au bain, Happy few, Les Amours imaginaires, Des filles en noir de Jean-Paul Civeyrac le mois prochain…), l’une des rares propositions esthétiques vraiment personnelles du moment.
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