La Playa

Article écrit par

Trois frères se retrouvent et se perdent dans une Bogota loin des clichés. Un vrai-faux documentaire néoréaliste poignant.

Directeur de la photographie de films documentaires, le Colombien Juan Andrés Arango nous offre ici son premier long métrage, qui aurait pu s’appeler Tomás et ses frères. En effet, cette référence à Luchino Visconti n’est pas incongrue tant son film ressemble à une tragédie néoréaliste. On y retrouve la marque du genre documentaire, même s’il s’agit d’une fiction qui flirte avec la situation politique de la Colombie contemporaine. Le réalisateur confiait d’ailleurs au magazine Première lors du dernier festival de Cannes, où son film fut très remarqué en sélection officielle Un certain regard, qu’il avait « tourné La Playa D.C. camouflé avec une petite équipe de tournage ». Le film raconte en fait plusieurs histoires qui s’entrecroisent dans un quartier,  celui de La Playa à Bogota, qui accueille à la fois Blancs et Afro-Colombiens qui doivent trouver leurs marques et échapper à la tragédie de la guerre et de la drogue. En effet, le réalisateur avait envie de raconter la migration vers les centres urbains de la population afro-colombienne échappant aux affrontements entre groupes illégaux dans des régions où les cultures illicites avaient la suprématie.

Cet exode a profondément bouleversé la physionomie des villes et c’est ce changement que Juan Andrés Arango a voulu dépeindre en se focalisant sur l’histoire d’une famille, d’un quartier et d’un centre commercial, Galaxcentro 18, que les autorités avaient fait fermer et auquel la production a redonné vie pour la réalisation de ce film. Le frère aîné de Tomás, Chaco, déteste Bogota et ne rêve que de retourner dans leur ville d’origine, Buenaventura, tandis que le frère cadet, Jairo, s’adonne au trafic et finira par y perdre la vie. Seul Tomás semble être le pilier de la famille même s’il ne supporte pas, lui non plus, le compagnon de sa mère. Il finit par fuir la maison, tentant de trouver sa place à Galaxcentro 18 dans le milieu afro-colombien qui fonctionne maintenant un peu comme sa nouvelle famille. Il tombe sous le charme d’une jeune coiffeuse qui travaille dans l’échoppe proche de celle où un coiffeur afro l’a pris en affection et lui apprend le métier. Tomás se montre sérieux et appliqué et il commence à dessiner sur la tête de clients quelquefois récalcitrants les motifs qui sont comme les chemins de liberté qu’on enseignait aux jeunes enfants esclaves en les leur dessinant dans la masse des cheveux. Tomás pense avoir trouvé enfin son chemin d’enfant sage dans ce monde finalement apaisant, entre l’amour que semble lui porter sa copine et l’affection du coiffeur qui lui offre même l’argent qui devrait lui servir à s’acheter une tondeuse. Jusqu’au jour où sa mère, n’en pouvant plus, lui confiera la garde de son jeune frère Jairo mais qu’il ne pourra sauver de la déchéance et de la mort. Les funérailles de Jairo constituent justement le point d’orgue du film, ce point d’acmé qui permettra aux deux frères de prendre réellement conscience de leurs désirs.
 
 

 
 
C’est un beau moment cinématographique avec les chants des femmes, le désespoir de la mère et l’amour que se portent les deux frères rescapés du malheur. Après avoir partagé l’argent commun caché dans un préservatif, Chaco l’aîné donnera finalement, nolens volens, la possibilité à Tomás de comprendre où est sa place. Au rêve illusoire de Chaco de quitter La Playa pour retrouver sa ville d’enfance au bord de la mer, Buenaventura, Tomás préfèrera le réalisme de Bogota. Le grand frère donne rendez-vous le lendemain matin à la gare routière à Tomás mais on comprend, à son regard seulement, qu’il n’y sera pas – pour lui, la vraie vie est ici. Juan Andrés Arango filme magistralement la scène finale, très néoréaliste et fort émouvante dans sa simplicité, entre les plans qui montrent Chaco qui attend avant de monter dans le bus et Tomás qui, un peu plus bas sur l’avenue, installe sa boutique sauvage à même le trottoir avec la tondeuse que le coiffeur lui a donnée et le livre de croquis de dessins sur cheveux qu’il a lui-même imaginés. Bogota, contrairement aux idées reçues, est présentée ici comme un espace de vie « où les races se rencontrent, s’embrassent, sont attirées et repoussées par l’autre, mendiants et barbiers, rappeurs et cireurs de chaussures, avec des dreadlocks, des cheveux raides ou des tresses, bref un lieu où la culture afro, même déracinée, refuse d’abandonner ses coutumes et ses rites ».

Titre original : La Playa D.C.

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre :

Durée : 90 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

L’Aventure de Madame Muir

L’Aventure de Madame Muir

Merveilleusement servi par des interprètes de premier plan (Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders) sur une musique inoubliable de Bernard Herrmann, L’Aventure de Madame Muir reste un chef d’œuvre inégalé du Septième art, un film d’une intrigante beauté, et une méditation profondément poétique sur le rêve et la réalité, et sur l’inexorable passage du temps.

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…