1941, au cœur des Carpates roumaines. Une unité de soldats nazis prend possession d’une mystérieuse forteresse isolée, malgré les avertissements du gardien local. Bientôt, des morts inexplicables frappent les occupants, révélant la présence d’une entité maléfique scellée dans les murs du sombre édifice. Alors qu’un furieux officier allemand cherche à percer l’énigme de ce lieu maudit, un érudit juif et sa fille, arrachés aux camps, se retrouvent contraints de devoir collaborer avec leurs tortionnaires pour élucider ce mystère…
D’emblée, La Forteresse noire débute par un chaos, une création venant d’une ascendance céleste, voire cosmique, clamant son existence et son apparition par le visuel (le titre en lettres rouges sur fond noir s’effaçant pour laisser place au fond bleu du firmament), puis le sonore (le tonnerre); sitôt ces fulgurances cosmogoniques passées, un paysage forestier sombre manifeste sa présence via une musique électronique, celle des Tangerine Dream (1). Des véhicules militaires d’origine indéterminée avancent vers le spectateur; un des passagers, les côtés des camions et jeeps de cette armée défilent en gros plans, un militaire somnolant -l’officier de cette section ?- allume un cigare selon le même principe filmique de rapprochements, notamment par des inserts et un montage . Une armée menaçante ? Un travelling ascendant vers un ciel obscur, puis des voix plutôt sépulcrales ajoutées à la musique ambiante ajoutent à l’aspect anxiogène de cet incipit digne de Dante et de sa forêt obscure.
L’arrivée de cette troupe (dont nous devinons progressivement qu’elle ressort de la Wermacht) dans le village roumain quasi-troglodyte induit en nous une émotion esthétique, mais aussi une réaction sensible, comme face à un conte d’une inquiétante étrangeté : les bâtisses blanches, pures, occupés par des habitants couleur locale, et apeurés, voire mutiques, face à la gent soldatesque germanique, s’effacent une forteresse imposante et d’un noir monochrome. Au fil de cette fiction fantastique à plus d’un titre, nous apprendrons que ce lieu digne d’une entrée vers l’Enfer cache en ses profondeurs une créature incarnant le Mal – Molasar- souhaitant évidemment sortir de sa prison afin de répandre son funeste venin. L’avidité de certains soldats provoquera des tragédies et la réunion évolutive d’autres personnages aux intérêts variables (survie, fascination, volonté de pouvoir, éradication de cet être malin) : des SS sans scrupules, un professeur spécialiste de cet endroit et sa fille, un homme étrange (ange ?) venu pour combattre définitivement Molasar.
Second long-métrage de Michael Mann après Le Solitaire, La Forteresse noire, adapté d’un roman de F.Paul Wilson, initialement une commande de la Paramount, devient une véritable œuvre personnelle dont le réalisateur orchestrera la mise en images. Tourné en Angleterre en studio et en décors naturels, ce film bénéficie de la photographie d’Alex Thomson qui déploie ses talents avec les instructions de Mann (2) : couleurs (rouge, bleu, noir), lumières (brumes, faisceaux intenses), présence des quatre éléments (air, feu, eau, terre), concourent à notre stupéfaction face à un monde daté narrativement, certes, de 1941 selon un intitulé lors de l’intrusion des soldats, mais un monde qui prend l’allure d’un espace celé dans une temporalité insaisissable. Insaisissable comme Molasar qui prétend défendre les habitants du village face aux SS, insaisissable comme Glaeken Trsimegestus, sorte d’archange venu pourfendre l’entité maléfique.
Tourné notamment en Angleterre (Pays de Galles) dans une carrière d’ardoise alors abandonnée, et dans une mine de charbon qui n’était plus exploitée, lieux de silence et d’indétermination, La Forteresse noire nous trouble également par le choix de décors intérieurs conçus par John Box, d’une scénographie relevant d’un film expressionniste, avec les couloirs aux parois parfois obliques où vont errer nos personnages (nous pensons au Cabinet du Docteur Caligari), ou avec le soubassement de monolithes rectilignes où se terre la créature. Un être d’ailleurs recréé par Enki Bilal, après le décès du spécialiste des effets spéciaux Wally Weevers, disparition qui amena Michael Mann à reconsidérer la conception et le filmage de Molasar.
Molasar nous apparaît comme le personnage central de ce long-métrage, spatialement comme thématiquement, même s’il semble paradoxalement prisonnier de la forteresse, il attire vers lui tous les esprits et les énergies des autres personnages. Partiellement libéré du soubassement lorsque l’une des 108 croix de métal attise par sa brillance la convoitise des soldats qui la descellent de son réceptacle mural et provoquent ainsi le début d’un massacre, Molasar, dont l’allure et la conduite nous rappellent, certes, le fameux Golem, s’empare, après les avoir déchiquetés, de la substance énergétique de ses victimes dans un vortex de fumée. Un vampire d’âme, d’énergie, qui pour s’évader, fait appel par nécessité au savant pour sa pureté originelle. Molasar est le Mal incarné, mais un Mal diffus et déjà présent, caché par d’aucuns et déjà révélé chez d’autres : une concentration maléfique qui n’avait qu’à se révéler chez autrui. Un Mal enfoui à double titre : en ce lieu maudit, comme en nous-mêmes (3).
La Forteresse noire comprend en outre un casting de premier plan : Jürgen Prochnow venait récemment de briller dans Das Boot (autre film en claustration), Scott Glenn achevait son ascension spatiale dans L’Etoffe des héros, Ian McKellen essaimait les planches des théâtres britanniques avec les pièces de Shakespeare ou Marlowe avant, deux décennies plus tard, d’interpréter Gandalf ou Magneto. Gabriel Byrne, officier SS effroyable, venait de tourner Hanna K. de Costa-Gavras. Alberta Watson trouve ici l’une de ses plus remarquables compositions, avant les films d’Egoyan ou du méconnu Hedwig and the angry inch. Sans oublier Robert Prosky, présent dans le premier opus de Mann, que nous retrouverons chez Carpenter, Levinson, Mamet, Weir, ou Dante.
En songeant à cette synergie de talents pour la genèse de cette œuvre d’exception, et devant la caméra, nous ne pouvons que regretter la décision d’amputer considérablement la durée de ce film via un montage décidé par la Paramount, devenue frileuse du fait du désastre financier (mais non esthétique) des Portes du Paradis. Selon certaines sources, le film durait 210 minutes pour n’en atteindre maintenant que 96. D’où des ellipses, des zones d’ombre (par exemple sur l’évolution des rapports entre le SS et le savant juif) qui, finalement, entretiennent, voire développent une aura de mystère appréciable et en raccord avec le flux narratif global du long-métrage.
Film maudit, film-culte, fascinant par endroits, déconcertant par instants, La Forteresse noire nous happe comme cette fumée d’énergie filmée en travelling arrière dans les souterrains de cette bâtisse où, tapie dans l’ombre, Molasar attend son heure et ses martyrs.
La Forteresse noire, ou le Necromicon de Michael Mann.
La Forteresse noire (The Keep, 1983).
Un film de Michael Mann.
Au cinéma le 14 mai 2025 en version restaurée 4K par Carlotta.
(1) Ce groupe mythique avait composé 6 ans auparavant la musique de Sorcerer de Friedkin.
(2) Cf. la revue Starfix, dans son numéro hors-série N°3 daté d’avril 1984.
(3) La lecture du remarquable ouvrage de Jean-Baptiste Thoret Michael Mann. Mirages du contemporain paru chez Flammarion en 2021 nous fut d’un précieux concours dans la compréhension de l’œuvre de ce cinéaste.