En 1939, à Londres, Sarah Miles (Julianne Moore), jeune aristocrate mariée à Henry, un homme riche mais trop absent (Stephen Rea), plonge dans les méandres d’une liaison adultérine avec Maurice Bendrix (Ralph Fiennes), un écrivain.
En s’attaquant au best-seller de Graham Greene, The End of the Affair, Neil Jordan se frotte à un genre réputé difficile : le film romanesque, sur fond de trahison maritale et d’amour passionnel. Au royaume du tragique et du lyrique, le réalisateur succède à Edward Dmytryck (Le Bal des Maudits) où Deborah Kerr et Van Johnson jouaient déjà ces deux amants fougueux. Délaissant le film de vampires (Entretien avec un vampire, 1994) et le thriller (Prémonitions, 1998), La Fin d’une liaison, son douzième long-métrage, est pour Jordan le film de tous les défis. Désireux de renouveler un genre classique, il s’immisce dans l’univers d’un auteur multi-adapté (Les Comédiens, Le Ministère de la Peur, Dieu est mort), où chaque dialogue doit être millimétré pour garantir un maximum de fidélité.
L’histoire commence comme toutes les histoires d’amour : un coup de foudre entre deux personnes, dont l’une est mariée depuis des années à un homme occupé qui ne la regarde plus. Son futur amant la comprend, la désire, elle chavire. S’ensuit une relation amoureuse idyllique jusqu’à une journée funeste où une bombe tombe sur l’appartement de Maurice. Persuadée que Bendrix est décédé, Sarah tombe, éplorée : lorsque son amant réapparaît, elle le quitte sans aucune explication… Quelques années plus tard, Henry Miles, le mari trompé, se confie à Maurice, lui expliquant qu’il soupçonne Sarah d’entretenir une double vie. Bendrix, entre jalousie et désespoir, engage un détective pour débusquer ce troisième homme … Film qui voit se croiser l’amour, la passion, la jalousie, la trahison, mais aussi la religion, la maladie et la mort, La Fin d’une liaison brasse des sujets aussi divers que variés, interprétés par des acteurs en parfaite harmonie.
S’appuyer sur une actrice bien souvent sous-exploitée est une prouesse de la part du cinéaste. Julianne Moore, qui n’avait jusqu’alors tenu le haut de l’affiche qu’une seule fois, dans Safe de Todd Haynes en 1995, se retrouve propulsée dans un rôle majeur. En femme décidée à renoncer à son unique amour, elle est stupéfiante de sincérité. Le personnage de Sarah lui vaudra d’ailleurs une nomination méritée à l’Oscar de la meilleure actrice en 2000. La perfection du binôme est atteinte avec la présence de Ralph Fiennes (La Liste de Schindler, Le Patient anglais), qui n’a jamais été aussi saisissant d’intensité dans le bleu de son regard perçant. Dans son casting, Neil Jordan n’oublie pourtant pas deux de ses comédiens fétiches : Ian Hart (déjà vu dans Land and Freedom de Ken Loach), et surtout Stephen Rea, délivrant une prestation très convaincante en mari bafoué. Son personnage, Henry Miles, sorte de Charles Bovary, n’est ni tout à fait jaloux (à l’inverse de Bendrix, qui s’effondre sous le poids de ses peurs), ni totalement résigné. Il sait que tous les mots ou phrases qu’il pourra prononcer n’auront plus jamais aucun impact sur Sarah : il est conscient d’avoir plus à perdre qu’à gagner dans cette situation. Avouant pourtant à Bendrix, à la fin du film, avoir su dès le début que Sarah lui était infidèle, il n’aurait jamais songé à lui comme amant. Trahi, il lui apparaît plus logique de continuer à assurer la sécurité de sa femme, même si celle-ci en aime un autre (d’ailleurs, même à la fin du film, il continue à l’appeler « My Dear »). En mari absent, amoureux non démonstratif, craignant simplement de se retrouver seul, Stephen Rea est impressionnant de sobriété.
Neil Jordan parvient à installer une aura, une atmosphère particulière dans toutes ses scènes. En multipliant les points de vue et en faisant rimer les flash-back du passé et la réalité douloureuse du présent, il filme intelligemment son récit, sans craindre de dérouter son spectateur. Lumière sombre pour les rencontres entre hommes, tard dans la nuit et sous la pluie, grâce délicate dans les scènes d’amour, qu’elles soient charnelles ou tendres, tout est propice à la confidence et à l’intimité. Rendre proche et ténu le fil liant ses personnages et son spectateur anime entièrement le cinéaste. Dans cette histoire d’amour absolu, tout un chacun peut se retrouver dans cette crainte de rompre les conventions et de perdre une stabilité que l’on croyait acquise pour une vie de bohème (quitter un riche homme d’affaires et partir avec un écrivain en quête du succès). Le film pose à chaque instant le même dilemme : faut-il mieux laisser partir l’unique amour de sa vie pour vieillir avec un homme sécurisant que l’on n’a jamais aimé ? La lassitude entre Henry et Sarah est présentée d’emblée : les faux-semblants ne sont pas dans la nature de Neil Jordan. Dès la scène de cocktail où Sarah rencontre Bendrix, chacun de ses gestes veulent sauver les apparences. Elle se doit de rester neutre par rapport au rang qu’elle a atteint et aux amis de son mari, présents en nombre à cette soirée. Malgré une détermination évidente, son manque d’affection et d’attention l’oblige à céder rapidement aux avances de Bendrix et se transforme en passion ravageuse.
Si tous les poncifs du genre romanesque sont utilisés, Jordan n’occulte pas l’aspect religieux de l’œuvre de Graham Greene. En lisant le synopsis, s’imaginer que Sarah a mis fin à leur liaison en raison de l’amour passionnel qu’elle voue à Bendrix est légitime. Cette hypothèse apparaît pourtant totalement fausse et alors que le long-métrage pourrait être l’illustration parfaite du proverbe « Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve », l’opposé de celui-ci se produit. En construisant La Fin d’une liaison sur la découverte progressive de ce secret qui hante Sarah et l’a obligée à délaisser son aimé, Neil Jordan ajoute une corde dramatique à un arsenal déjà bien prémuni. La religion prend alors une place non négligeable dans le film : Sarah sacrifie son bonheur et son amour à Dieu qui, selon elle, a sauvé Maurice lors du bombardement. En priant de toute son âme pour le ressusciter, la jeune femme devient une fervente catholique lorsque le miracle arrive et s’enterre dans cette vision de la religion, résistant aux sirènes de l’amour. Sarah passe un pacte avec Dieu (s’engager à ne plus jamais revoir son amant) comme l’on vend son âme au diable : lorsque ses forces l’abandonnent et qu’elle retombe dans les bras de Bendrix, Dieu semble vouloir la punir de la pire des façons en l’éloignant de lui pour toujours. Subtilement, à coups de petites scènes anodines en apparence, Jordan interroge la place de Dieu dans notre vie, mais aussi au sein d’une infidélité. Sarah se sait condamnée peu de temps après avoir renoué avec Bendrix : la punition de Dieu s’abat comme la foudre, sans crier gare. Est-elle punie pour l’adultère (considéré comme un crime), pour avoir trahi sa promesse ou tout simplement pour une simple faiblesse de femme (à l’image de celle d’Eve) ? Sarah se voit alors confiée une dimension quasiment mystique, propice aux miracles : ainsi, le jeune Lancelot, fils du détective, voit sa tâche de vin disparaître à la suite d’un de ses baisers. Miracle ou évolution naturelle ?
La religion et le miracle sont associés, signalant ainsi que Dieu est la réponse adéquate aux événements se produisant dans une vie. Pour Maurice, Il est surtout la cause de la perte physique et morale de Sarah ; si bien qu’au final, Bendrix ne croit toujours pas en Dieu et lui adresse même de féroces reproches. Si, au début du film, l’écrivain rédige un pamphlet en se demandant qui il hait à ce point (Sarah, Henry … ?), son pire quolibet reste pour Dieu, qui l’a éloigné de la femme qu’il aimait durant deux années et lui a définitivement dérobé son amour retrouvé. Lui assénant finalement de bien vouloir le laisser en paix, Bendrix est l’incarnation de l’amant jaloux, amoureux fou, mais superbement loyal envers son ancien ami, qu’il continue de soutenir comme autrefois. En écrivant The End of the Affair, Graham Greene voulait-il démontrer que toute faute (l’adultère, entre autres) doit être réprimée ? Toujours est-il qu’en réalisant cette adaptation, Neil Jordan s’est surtout attelé à souligner l’effet qu’un amour puissant peut avoir dans une existence morne et sans grande surprise. La passion est, à ses yeux, plus importante qu’une vie, puisque Sarah se sacrifie, en quelque sorte, pour Maurice. Ainsi, elle ne peut oublier son amant et retourne auprès de lui, avant de voir son état de santé se décliner : une troublante métaphore de l’amour contre la vie. Loin de privilégier son bien-être personnel, Sarah fait un choix des plus étonnants : celui de donner sa vie pour vivre de beaux moments d’allégresse avec celui qu’elle a toujours aimé. Méritée ou non, la séparation des deux amants ne fait que renforcer l’intérêt d’un film bouleversant d’authenticité et de caractère.