La Dame du vendredi

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Dès les premières répliques, l’engagement du jeu, frappent dans ce film son incroyable débit, sa vertigineuse rythmique (répondant au nom de « rapid fire »). La dame du vendredi est à ce jour l’un des modèles les plus prestigieux du fameux genre de la « screwball comedy », dont la particularité était de faire reposer […]

Dès les premières répliques, l’engagement du jeu, frappent dans ce film son incroyable débit, sa vertigineuse rythmique (répondant au nom de « rapid fire »). La dame du vendredi est à ce jour l’un des modèles les plus prestigieux du fameux genre de la « screwball comedy », dont la particularité était de faire reposer tout son comique sur le pur non-sens, le débordement fou d’actions et de mots détachés d’eux-mêmes. Grand film, ce Hawks a pour force première de faire du prétexte amoureux le support d’une approche critique à peine dissimulée de la société américaine de la fin des années 30. Journalistes, les personnages incarnés par Cary Grant et Rosalind Russell tirent leur essence comique de leur incapacité à rester inactifs devant l’opportunité d’un scoop, la mise en lumière d’obscures corruptions politiques. Qu’importe au fond l’amour, le remariage et la noce, que Madame ait dans l’idée de refaire sa vie, loin du cynisme de sa profession. Seule compte la disponibilité, ou plutôt l’assurance d’une disponibilité aux multiples remous d’une société ivre d’évènements.

Il faut sauver Earl Williams

Tel est le prétexte trouvé par Walter Burns (Cary Grant, en permanente recharge) pour entraver le projet de départ de son ex-femme Hildy (la méconnue et néanmoins formidable Rosalind Russell). Profitant de la naïveté du nouveau fiancé de cette dernière, Bruce Baldwin, un brave agent en assurances – auquel Ralph Bellamy confère une bonhomie ne manquant pas d’émouvoir – , le directeur du Morning Post met en place une manigance aussi frauduleuse qu’efficace. Acheter l’intérêt de son ex par un chèque en blanc, ni vu ni connu. Jouer de l’inaptitude d’un homme ordinaire à débusquer les mirages de son milieu à dessein non pas de reconquérir sa belle, mais bien davantage de préserver sa meilleure plume. Démocrate, Burns voit dans le fait de gracier Earl Williams, chômeur devenu dans de troubles circonstances meurtrier d’un policier « de couleur », de prouver sa probable folie, une chance de mettre à mal les stratégies démagogiques du gouvernement républicain. Pour cela, lui est donc nécessaire d’éveiller la passion jamais éteinte d’Hildy. Que celle-ci voit en Bruce le potentiel père de ses enfants, l’homme qui saura la considérer comme la femme qu’elle est sans doute et non comme une simple valeur sûre professionnelle ne l’émeut guère. Très vite (dès la première séquence d’ « adieux » au bureau) apparaît la magnifique absence de scrupules du personnage. Qu’est-ce au fond que l’amour, le couple, sans le partage d’un élan, la communion en un seul mouvement, celui d’une monstrueuse et insatiable ambition ?

Mais de prétexte, Earl se convertira bientôt en acteur à part entière de l’affaire. Profitant du manque de génie du shérif dans la reconstitution des faits, le prisonnier surgira sur la scène principale de l’action, la centripète « press room » de la prison. De ce génial et peu attendu revirement naîtra l’Acte conclusif et majeur du film. A la profusion de mots, arguments et répliques plus ou moins liées au sujet « Earl » succède la pure matérialité d’une situation, d’un insituable statu-quo. Earl, jusqu’alors support idéologique, prend enfin sa place dans l’action. Hildy, femme de terrain, dont le professionnalisme repose sur le réflexe d’aller aux nouvelles, se voit ainsi dépassée par son sujet. Magnifique épaisseur du trait hawksien à cet instant précis. A l’outrance et la surcharge gestuelles et verbales ayant jusqu’alors primé répond soudain le poids du danger. Ne doit jamais être oublié que le signataire de cette comédie est également celui de Scarface (1932), film de gangsters ayant fait grand bruit par sa représentation peu frileuse d’une philosophie criminelle déroutante. La légèreté ambiante ne doit pas éluder l’ancrage foncier de la fiction dans une société aux aspérités bien saisissables. Earl Williams est la preuve de la nécessité de l’acte journalistique. Par son intrusion dans le secteur réservé à l’interprétation de sa réalité naît, l’espace d’un instant, l’image d’un dérèglement du système. Le cynisme recherché par Walter chez Hildy est alors interrogé de la manière la plus pertinente : à partir de quelle limite peut-on encore  s’approprier  le monde ?

Love is not enough

La question du « remariage » et de l’amour excède régulièrement, dans La dame du vendredi,  la seule assise sentimentale. Chez Hawks, les élans du cœur sont aussi bien  la manifestation d’un souci de séduction que d’une voracité professionnelle toujours réactivée. Les journalistes réunis dans la press room, témoins privilégiés des diverses entourloupes téléphoniques de Walter à l’encontre de la nouvelle âme sœur de sa belle, partagent une commune conscience du foncier et constant voisinage de la question « amoureuse » avec le suivi efficace d’une juste actualité. Lorsque toute une vie repose sur la juste interception d’un appel, l’attention portée à tout moment à une imminente sollicitation rédactionnelle, l’argument sentimental se retrouve parfois relégué en seconde page. Ce sera notamment la leçon à retenir de l’émouvante (pour le spectateur plus que pour les journalistes) intervention de Molly, la jeune femme dont la brève « rencontre » avec Earl, la veille de son crime, se retrouva impitoyablement interprétée comme une relation officielle. Cette dernière, devant le froid cynisme de ces messieurs de la profession, se laissera aller à une revendication de cœur à laquelle ne semblera (apparemment) réceptive qu’une Hildy encore ouverte à l’idée d’un amour primordial.

Désespérante, cette désaffection ? Pas si l’on y décèle une dimension essentiellement esthétique et  tonale. La grâce burlesque de ce cinéma repose sur le désamorçage rapide du moindre épanchement, le recentrage de la scène après  subtil balayage d’un soudain état d’âme. Molly se défenestre par amour, choc dans l’assemblée. On se penche pour constater que cette dernière bouge encore. Passons alors à autre chose. A peine a-t-on eu le temps de s’assurer du destin de la jeune femme que le génialement horrible Walter ramène Hildy à la pure urgence du  sujet. Cruel, Hawks ? C’est certain. Mais force est de constater que cette cruauté est sans doute l’essence principale du rire. La séquence se stabilise en même temps que ses personnages. L’esquive du drame par les journalistes correspond à la nouvelle lancée de la stratégie comique. Là prend tout son sens cette idée de  screwball comedy  (comédie détraquée, dans sa traduction littérale). Comme dans L’impossible monsieur bébé, deux ans plus tôt (où zoologie et amour ouvraient Cary Grant, déjà, et Katharine Hepburn à nombre de joyeuses confusions) ou Chérie je me sens rajeunir, douze ans plus tard (où Cary Grant, toujours, et Ginger Rogers, sans Fred Astaire, goûtaient aux joies et débordements d’une régression scientifique), la mécanique comique hawksienne repose sur l’infaillible faculté de dispersion des attentions de ses personnages. Comment pouvoir s’enquérir d’une seule tragédie quand, depuis le départ, plus rien n’échappe à sa propre perte ?

Précision du trait, efficacité du divertissement n’interdisant pas l’intelligence, la pertinence contextuelle (c’est toute la portée sociale et politique de la grande dépression qui est ici esquissée). Mise en valeur absolue de la furie comique d’un duo (un groupe : aucun rôle n’est vraiment « second ») de comédiens à la complémentarité manifeste. Sens de l’espace, mesure des situations en une élasticité de plans sans faille. Art du surgissement et de la manifestation subite de forces imprévisibles. La dame du vendredi n’est certes pas le seul exemple du professionnalisme souple, de l’inflexible fluidité de la manière hawksienne. Drames et westerns n’ont eu, n’auront de cesse de donner encore de cette efficacité ses variations les plus riches. Cette comédie n’en demeure pas moins, prise dans la pure frontalité de ses propositions, le présent de sa belle folie cinématographique, un modèle peu égalé à ce jour (surtout pas en France, où la comédie du remariage préserve encore trop souvent un aspect « boulevardier »). Sa magie n’a d’égal que son extrême limpidité.

 

Titre original : His Girl Friday

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