1938, à Turin. Ginia a quitté avec son frère le foyer familial pour trouver du travail en ville. Elle se montre particulièrement créative pour la couture dans l’atelier où elle est employée tandis qu’elle est fascinée par sa rencontre avec une jeune femme modèle pour des artistes.
Librement inspiré du roman éponyme de Cesare Pavese paru en 1940, le troisième long métrage de la scénariste-réalisatrice Laura Luchetti (Fiore gemello) oscille entre rapidité et subjectivité temporelle, mais nous propose aussi des observations pointues sur le passage à l’âge adulte et une corporéité délectable portée entre autres par les débuts impressionnants à l’écran de Yile Yara Vianello dans le rôle principal. Au centre du film et de ses personnages se trouve effectivement Ginia, une jeune femme qui a quitté la campagne avec son frère dans l’espoir d’une vie plus excitante. Ce n’est que lorsque nous la rencontrons pour la première fois que nous comprenons comment elle s’est réfugiée dans une routine qui ne fait que l’étouffer. Elle travaille consciencieusement dans un atelier du centre-ville où sa ponctualité et son talent de couturière et de modéliste impressionnent continuellement sa patronne. Et pendant ses moments de loisir, elle apprécie surtout la compagnie de son frère et de son groupe d’amis, qui insistent tous sur une vie de type traditionnel. Jusqu’à ce qu’elle rencontre Amelia (Deva Cassel), une femme moderne, avec une sexualité non conventionnelle pour une époque où on demandait aux femmes de ne soutenir que leurs hommes et leurs enfants. Amelia, qui, avec un regard profond et mordant à chaque plan, semble vouloir crier au monde de la libérer. Deva Cassel accepte pleinement et remporte le défi lancé par la réalisatrice, offrant à son personnage une détermination et une force peu communes chez une si jeune actrice débutante (elle n’a que 19 ans).
Laura Luchetti décide, avec subtilité, de développer l’attirance instinctive entre les deux filles en la transformant en une nouvelle histoire, un second pôle narratif dans l’économie générale de son œuvre. Si la couturière a pour tâche d’habiller le corps féminin, le mannequin, au contraire, le déshabille : adhérant au paradigme traditionnel de l’époque qui voit la femme comme un objet passif de désir, Ginia poursuit Amelia dans son monde un peu extérieur. L’idée, peu cachée ici, est d’arriver à se déshabiller – comme femme désirée, comme modèle représenté – , à ôter cette soumission traditionnellement dévolue aux yeux et aux mains des autres, pour enfin se découvrir. Amelia, par ses yeux et ses mains, reconnait véritablement Ginia.
Ginia veut tout savoir sur l’amour. Son désir de liberté et d’indépendance semble se heurter aux discours sur la famille et les valeurs prononcés par le Duce qu’elle écoute distraitement à la radio. Son jeune âge l’amène encore à se sentir obligée de respecter son frère, sa seule figure masculine de référence, et de toujours lui assurer un dîner chaud à son retour du travail. Mais le Turin de la fin des années 30 est vivant, plein de culture, européen, à découvrir. L’entreprenante Amélia va le lui faire découvrir. L’emmener parmi les peintres bohèmes qui lui feront éprouver pour la première fois le frisson de perdre le contrôle d’elle-même avec une gorgée d’absinthe. Et lʼenvie de connaître son corps, dʼapprendre à lʼaimer. C’est un chemin de recherche qui devient cependant tortueux et perdu, car le regard masculin tant convoité se pose sur sa personne d’une manière aussi violente que superficielle, et ne dure pas plus longtemps que l’espace de temps qu’exige l’amour physique. Son frère Severino, en revanche, vers qui Ginia tourne souvent des yeux scrutateurs pour pénétrer l’inquiétude qui l’éloigne de ses livres d’étude, échappe également à l’enquête de sa sœur. En général, tous les hommes du film sont impénétrables, tant dans leurs silences que dans leurs rires sournois accompagnés de plaisanteries ambiguës et de doigts rapides et envahissants. Ainsi, à l’opposé de ce couple qu’elle forme avec Amelia, la relation entre Gina et Guido ( Alessandro Piavani ), le jeune peintre dont la jeune fille tombe amoureuse et avec qui elle aura ses premières expériences sexuelles, se déroule à travers les yeux de la couturière, percevant son sentiment d’inachevé, d’insensible. Sans la juger. Même le choix de l’emplacement de l’atelier du peintre – un bâtiment abandonné et décadent – semble vouloir nous ramener non seulement à une pauvreté économique dictée par un travail et un mode de vie peu pleinement acceptés par la société de l’époque, mais aussi à un sentiment de tristesse. Ce que l’on ne retrouve pas dans les scènes ensoleillées et lumineuses dans lesquelles Gina rencontre Amelia. C’est en elle que la jeune protagoniste trouvera son équilibre le plus intime, son avenir.
Un de nos moments préférés dans le film fut de contempler Ginia en mouvement, emplie d’impatience, courant pour attraper un tram afin de se rendre sur son lieu de travail en ville. Dans un élégant atelier de mode, elle est l’une des couturières en uniforme qui rendent compte à la majestueuse et exigeante Mme Gemma (Anna Bellato, excellente). Lorsque Gemma voit un modèle que Ginia a confectionné pendant son temps libre à partir de tissus mis au rebut, elle l’exhorte à le terminer. (Les costumes exceptionnels, à la fois de haute couture et de travail, sont de Maria Cristina La Parola.) Peu après, lors d’une pause après le travail dans un café, Luchetti remarque la joie particulière sur le visage de Ginia. Non exprimé et capital, c’est le sentiment d’être vue, le talent de Ginia reconnu au-delà des contraintes de son labeur. Autres instants remarquables : ceux où Ginia observe son corps avec appréciation, dans le bain et devant le miroir, sa nudité capturée avec un goût pictural. La caméra de Diego Romero Suarez Llanos est attentive aux nuances vives de la performance de Vianello, à la façon dont le visage de Ginia s’illumine à chaque nouvelle expérience, qu’il s’agisse d’une gorgée d’apéritif ou de la chance d’être dans l’atelier d’un peintre, et à la façon dont son regard peut s’assombrir de déception.
Laura Luchetti joue également dans sa mise en scène avec les préjugés tout au long du film, en dévoilant par exemple au public un Turin extraordinairement majestueux, une ville riche d’idées créatives mais prisonnière d’un destin qui la relégua pourtant à l’époque au rôle de simple spectatrice des événements des vingt années de fascisme. Luchetti le fait avec de simples mouvements de caméra, qui semblent parfois vouloir rendre puissantes les vibrations d’une promenade dans les rues pavées du centre. Comme si ces vibrations évidentes servaient à nous faire pénétrer dans le cœur turbulent de ses protagonistes. Sans oublier d’autres apports essentiels à l’esthétique et à la sensibilité que le spectateur éprouve au cours de ce long-métrage : la musique sensible de Francesco Cerasi, des détails d’époque somptueux (le décorateur est Giancarlo Muselli), des lieux de tournage bien choisis comprenant un magnifique bâtiment militaire des années 1920 avec des verreries art déco, qui sert de cadre à l’atelier de Gemma. Luchetti rejoint ces cinéastes italiens dont la sensibilité se retrouvait même dans l’entourage matériel de leurs personnages : Visconti, mais aussi, nous pensons souvent à lui au cours du film, Bolognini.
Dans son troisième long métrage, l’approche stylistique de Laura Luchetti est désormais une signature reconnaissable dans son empathie : les yeux naïfs et brillants de sa protagoniste suffisent à exprimer une vision du cinéma délicate et lumineuse, comme un dernier été étincelant et pailleté de passion avant l’obscurité de la guerre.