Marche, dialogue et temps qui passe
Sangok, une ancienne actrice, est de retour dans la ville de sa jeunesse en Corée du Sud. Là, en passant d’un lieu à l’autre, elle discute avec ses proches et certains de ses admirateurs. Le réalisateur Hong Sang-Soo poursuit son œuvre d’un pas tranquille et délaisse cette fois-ci l’esthétique noire et blanc poétisant l’environnement qu’il avait adoptée depuis quelques opus, pour retourner à la couleur, un choix fort utile pour mettre en exergue la fadeur de la modernité contemporaine du milieu filmé.
C’est autour du parcours de son héroïne, non plus une jeune femme en devenir, mais une personne mature et à l’orée de la vieillesse, que l’auteur structure son récit. Il la suit ainsi en train de converser au travers des divers espaces qu’elle arpente, dans des plans longs, souvent uniques et fixes, donnant à l’ensemble des séquences des allures de tableaux (tableaux déconnectés les uns des autres, mais unis par le parcours de l’héroïne) tout en délaissant quelque peu ses habituelles ponctuations visuelles que sont les zooms (quoique cette signature esthétique soit toujours présente dans ce film). Et parce qu’il veut laisser l’écoute des conversations de ses personnages sans entraves, ces dernières étant les véritables mélodies de Juste sous vos yeux, Sang-Soo raréfie toutes musiques intra ou extradiégétiques de manière radicale, sans que cela ne soit jamais rédhibitoire tant le rythme des dialogues est finement travaillé. De plus, en liant comme il le fait son public a un personnage devenu une étrangère dans son propre pays, Sang-Soo facilite l’identification de ce dernier à Sangok, tout en parvenant à générer un léger suspense, basé sur la découverte du passé qu’évoque chaque décor sur son personnage. Certaines de ces séquences ont par ailleurs pour vertus, grâce à l’écriture scénaristique efficace de l’auteur, de rebondir et d’amener calmement vers une finalité surprenante. Ce qui est notamment le cas de la très longue séquence de dîner au cours de laquelle, comme de tradition chez Hong Sang-Soo, les personnages s’alcoolisent fortement et révèlent certains aspects insoupçonnés de leur personnalité ou, en tous cas à cette occasion, de leur destinée.
Mais au-delà des sujets de conversations, c’est surtout l’effet du passage du temps sur la psyché de Sangok qui intéresse Hong Sang-Soo. Cet impact est rendu particulièrement tangible au travers du rapport s’établissant entre la fixité des cadres, qui donne la sensation que les endroits traversés sont éternels et immémoriaux, et les événements fugaces, appartenant au passé révolu de Sangok, s’y étant déroulés. Ce qui permet ainsi à Sang-Soo d’accentuer avec simplicité la vulnérabilité et la nostalgie de son héroïne faisant face à ce temps s’écoulant malgré les apparences de stabilité du monde dépeint. Ce face à face mélancolique n’est d’ailleurs pas dénué d’ironie tant la variation de type de milieu que traverse Sangok, qui part d’intérieur pour aller vers des extérieurs, avant de retourner à nouveau dans des intérieurs, donne une structure au film s’approchant de celle d’une parenthèse. Une sorte de parenthèse qui, dès lors, semble enchanter dans une vie devenue fade et banale, l’héroïne ayant abandonné son activité d’actrice pour un travail classique aux USA.
Jeu, paradoxe critique et intimisme
Outre l’élégance de la mise en scène de Sang-Soo, c’est aussi grâce à la qualité de jeu de l’interprète principale, Lee Hye Young, que la compassion et l’empathie frappent le public avec autant d’efficacité. Elle qui, en miroir de la plupart des autres personnages plus expansifs qu’elle croise, joue de manière assez retenue et sur la base de non-dits, tentant de dissimuler la vérité de ses sentiments, de ses émotions, comme de sa nostalgie ; la force du jeu de l’interprète consistant à faire ressentir, malgré tout, son désarroi au public, au travers de ses regards, de ses postures ou de ses inflexions de voix. Ce qui permet à Hong Sang-Soo de mettre en scène un intéressant paradoxe : en ne cachant pas sa retenue émotionnelle et en montrant franchement sa méfiance, son personnage en devient le plus honnête et sincère de tous, car il ne se réfugie pas derrière une hypocrite apparence de jovialité. L’ensemble permettant au film d’atteindre indirectement une belle dimension critique sur les relations humaines au sein de la société contemporaine.
Ensuite, l’efficacité de Juste sous vos yeux émane des plans séquences employés par Sang-Soo, qui, d’une part, donnent à son actrice l’opportunité de développer, d’épanouir, son jeu durant les multiples conversations, et d’autre part, ont pour vertu de faire d’elle et de ses états d’âme le centre de gravité du film. Ce qui permet au réalisateur d’éviter l’expression directe ou frontale de sujets, de thèmes, généraux et englobants qui, s’il avait procédé ainsi, auraient créés une forme de surplomb et de prise de distance vis-à-vis de Sangok ou auraient donnés une vision morale de l’histoire contée. La subtilité de Juste sous vos yeux (c’est une habitude chez ce cinéaste) consiste ainsi à matérialiser un message universaliste par le prisme de l’intimité, et d’atteindre un haut degré de tendresse et une profonde humanité. Cet intimisme de l’œuvre est parachevé par le recours à divers acteurs réguliers de la filmographie de l’auteur, tel Kwon Hae-Hyo ou Kim Sae-Byuk, donnant à son film, comme à l’ensemble de sa filmographie d’ailleurs, des airs de films de familles.
Plus acerbe en ce qui concerne la relation homme femme qu’avec la société sud-coréenne en particulier, Juste sous vos yeux est une pierre de plus à l’édifice de la belle filmographie rohmerienne de Hong Sang-Soo que tout bon fanatique de l’auteur ou de cinéma d’auteur devrait aller voir en salle. Le temps passe bien vite devant cette œuvre à la poésie simple et fraîche, et l’on en ressort avec une seule hâte : découvrir la suite de ce que le maître sud-coréen a à nous offrir.