
Pour couvrir les événements autour des gens du voyage, de nombreuses rédactions ont demandé à leurs journalistes de "faire parler les voyageurs". Idée noble, tant l’habitude était d’entendre d’autres parler pour eux, politiques, sociologues, associations. Or, si une majorité de gens du voyage ont accueilli les journalistes, voyant par là l’occasion de faire entendre leurs revendications, ces communautés demeurent peu accessibles. Jean-Charles Hue explique aux Cahiers du Cinéma (encore eux) : "Ce sont des communautés, des noyaux familiaux. On ne vous accueille pas comme ça." Coincé par des délais de publication souvent courts, un journaliste peut rarement se consacrer à une immersion longue. D’où des papiers instructifs, – on a au moins appris à faire la différence entre Roms, gitans et tsiganes (le gouvernement ne s’est pas donné cette peine) – mais toujours à la surface des choses.
"Pas une fiction à 100%"
Jean-Charles Hue a passé quinze ans dans le monde voyageur. Quinze ans avec la famille Dorkel, Yéniches installés dans un camp à proximité de Beauvais. Au bout de sept ans, il a commencé à filmer. "Le monde gitan, je devais d’abord y vivre. L’art aussi impliquait de vivre", déclare-t-il aux Cahiers. Une phrase à rapprocher de celle de Wolfe sur le Nouveau journalisme : "Puisque l’investigation est un art, soyons des artistes." Ce qui tombe plutôt bien : Jean-Charles Hue en est un. Vidéaste de formation, il a voulu retrouver une partie de sa famille, tsiganes nomades d’origine serbe, à sa sortie des Beaux-Arts.
Six courts métrages ont précédé La BM du Seigneur. Dans le dossier de presse, le réalisateur explique : "J’ai d’abord filmé cinq semaines de documentaire. Je me disais que ces rushes pourraient me servir, même si je ne pouvais pas en être sûr à ce stade. Ce dont j’étais certain, c’est que je ne voulais pas d’une fiction à 100%. Quoi que je fasse, j’ai besoin d’une accroche avec le réel." Trois semaines de tournage de fiction ont été ajoutées. Hue a recrée des épisodes vécus et retrace la conversion à l’évangélisme de Frédéric Dorkel, personnage central du film. "Nous voulions raconter ce qu’il a vraiment vécu, mettre en scène une partie de sa vie", raconte Jean-Charles Hue. Mettre en scène. Là encore, le rapprochement avec une règle du Nouveau journalisme : préférer la mise en scène à la narration historique.
A la technique documentaire, Hue substitue l’écriture de cinéma. Bien qu’il ait réellement eu lieu, le combat du début entre deux jeunes est ainsi romancé, les personnages n’étant pas les mêmes. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un mensonge ? Tout au contraire : le but étant de transmettre les conditions de vie et le quotidien des Yéniches. La lutte, le combat, la survie y sont omniprésents. De même, la rencontre de Fred Dorkel avec un "envoyé de Dieu" est recréée du point de vue de Fred. Montrer plutôt que dire, partager l’expérience au lieu de la laisser à distance. Là encore, les moyens du cinéma supplantent la rigidité du documentaire. On peut également rapprocher l’absence d’interviews face caméra au traitement des dialogues par le Nouveau journalisme, transcrits sous forme de conversations et non de citations. Lors du tournage, Hue et son équipe rappellent les enjeux des scènes, donnent quelques indications, tournent rapidement (deux ou trois prises). La qualité du résultat tient à l’implication de ses acteurs, tous de vrais gitans, souvent dans leur propre rôle. Toujours l’improvisation s’invite, la vie croisant l’imaginaire, l’image déviant du canevas fictif pour accrocher la réalité.

Mythe et réalité
Longtemps, le cinéaste n’a entrevu le monde tsigane qu’au travers d’un "filtre mythologique". "Tout sentiment moral s’évanouissait dès que l’un d’entre eux racontait ses sorties "dans le monde". Derrière le moindre vol gisait un conte ou la plus belle des odyssées." Cette mythologie se retrouve dans le parcours mystique de Fred Dorkel, passant de la case des "chouraveurs" à celle des évangélistes. Mais aussi dans l’utilisation de la lumière, primordiale dans le travail du réalisateur : jamais un terrain vague ou une herbe poussant au milieu d’un parking n’ont été aussi beaux. Jean-Charles Hue reprend : " Toutefois me sont apparues au fur et à mesure les réalités physiques et sociales." Ce flottement entre mythe et réalité, fiction et documentaire, se retrouve dosé au point que faire la différence entre l’un et l’autre se révèle difficile. Ou plutôt : inutile.
Généralement coincés dans les pages faits-divers ou réduits aux reportages consensuels, les gens du voyage deviennent d’une proximité palpable pour le gadjo. Entre la salle et l’écran se noue le contact de deux mondes. Avec La BM du Seigneur, Jean-Charles Hue n’avait pas, imagine-t-on, en tête de faire du Nouveau journalisme. L’idée de William Faulkner y est cependant brillamment illustrée. Intégrer la fiction pour mieux faire surgir la réalité. Jean-Charles Hue conclut : "Mon film fait ce qu’il peut, mais il n’est pas menteur."