Je suis ton homme

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Une réflexion sur le mystère d’être un homme ou une femme, en quête d’échanges et d’épanouissement personnel.

Alors que se répand l’intelligence artificielle (IA), le film de Maria Schrader I’m your man (« Je suis ton homme », en allemand Ich bin dein Mensch) mérite d’être revu, ou tout simplement vu. Car, sorti sur grand écran en juin 2021 en Allemagne puis en juillet 2022 en France (ce qui est loin d’être un moment de l’année le plus favorable à un grand succès public), son interprète principale Maren Eggert a obtenu l’Ours d’argent de la meilleure actrice lors de la Berlinale 2021. Surtout, il pose avec beaucoup de sensibilité cette question fondamentale : qu’est-ce que l’humanité, le fait d’être une femme ou un homme en société ? Réalisé par Maria Schrader, qui avait en 2016 montré son talent dans Vor der Morgenröte, c’est-à-dire « Avant l’aube » (en français Stefan Zweig, Adieu l’Europe), un film sur les dernières années du célèbre écrivain autrichien pacifiste Stefan Zweig (qui finit par se suicider au Brésil où il avait fui le nazisme alors que ce dernier, en 1942, paraissait l’emporter « sur tous les fronts »), I’m your man  n’a pas trouvé grâce aux yeux de la critique en France, qui n’a voulu y voir qu’une comédie sans prétention, une fable laborieuse sur les dangers de la technologie.

L’histoire a tout d’un conte. À Berlin (dans un futur non précisé mais qui semble proche) Alma Felser (Maren Eggert), une scientifique qui, avec son équipe, travaille depuis trois ans sur des tablettes en cunéiformes du Pergamonmuseum pour y trouver la preuve que l’être humain pratiquait déjà la poésie il y a plus de quatre mille ans, est plus ou moins contrainte par sa hiérarchie d’accepter, afin d’obtenir des fonds de recherche supplémentaires, de participer à une expérience étrange : pour établir la fiabilité d’un robot humanoïde conçu par une firme privée (nommée Terrareca), il faudra à cette célibataire endurcie cohabiter pendant trois semaines avec Tom, l’une de ces créatures androïdes dont l’intelligence artificielle (IA) sera entièrement programmée, en fonction du caractère d’Alma, pour qu’il puisse satisfaire tous ses « besoins » (moraux ou physiques) ! Cela fait pourtant des années que cette directrice de recherche semble avoir renoncé à toute vie personnelle, après l’échec d’une relation avec un collègue de travail et la perte prématurée de l’enfant qu’elle portait, tirant un trait sur sa vie sentimentale – et sexuelle ; hors de son activité de chercheuse, elle s’occupe avec sa sœur d’un vieux père qui s’enfonce dans une triste et grincheuse déchéance… Le deal auquel elle se soumet est le suivant : pour financer ces recherches qui sont désormais (presque) toute sa vie, elle rédigera au terme des trois semaines un rapport sur la possibilité d’une « relation » entre humains et machines, ce qui pourrait ouvrir la voie à une reconnaissance légale et à des droits pour ces créatures. Vive le capitalisme libéral !

Le premier contact entre Tom (excellemment interprété par Dan Stevens), à peine sorti de l’usine et présenté à Alma par une autre de ces créatures-robots (désignée uniquement comme « l’employée » : Sandra Hüller) est catastrophique : dans un faux cabaret qui n’est qu’un décor peuplé d’hologrammes (pour donner un caractère plus « humain » à la « rencontre » : cela, Alma ne s’en rendra compte qu’après coup), voilà que Tom, qui ne sait débiter que des compliments de roman-photo (il lui dit par exemple : « Tes yeux sont deux lacs alpins où je veux me noyer ») tombe « en panne », et se bloque sur un début de phrase (effet comique garanti !), au point qu’il faut le ramener dare-dare à l’usine pour révision. Quand Alma le récupère un peu plus tard, Tom se révèle vite insupportable avec sa gestuelle un peu mécanique, son sourire et son regard étranges, et sa prévenance de tous les instants : sans qu’on lui demande rien, voilà qu’il fait le ménage, prépare le petit-déjeuner, et s’apprête même à coucher dans le même lit que sa « compagne » (qui en fait va le renvoyer se « reposer » dans un petit cagibi de rangement). Pire encore : programmé dans ce but par les concepteurs de Terrareca, il crée pour Alma cet environnement « romantique » que souhaiteraient (paraît-il) 93% des femmes allemandes et il lui prépare un bain au milieu des bougies et des pétales de roses ! Mais patatras : Alma, qui n’a rien d’un stéréotype, fait partie des 7 % restants.

 

 

Pourtant avec son intelligence artificielle Tom-la-machine possède des facultés d’adaptation qu’il va utiliser pour se faire tolérer… même si le film souligne qu’il ne comprend rien aux humains (par exemple il s’étonne, dans un café où il attend Alma, de voir un jeune couple s’esclaffer devant des vidéos débiles « divertissantes » du genre TikTok ; il ne saisit pas non plus les raisons des changements d’humeur d’Alma et ses contradictions). Et c’est Tom (grâce à l’étendue de ses « connaissances » archivées) qui  va apporter à Alma une information capitale : il y a déjà eu une équipe scientifique sud-américaine qui est parvenue, avant celle qu’elle dirige à Berlin, à prouver la valeur poétique de certaines tablettes cunéiformes. Des années de travail pour rien : voilà qui réduit à néant les ambitions scientifiques d’Alma (Tom, dépourvu des passions qui animent les humains, lui fait alors remarquer combien ces recherches n’étaient que chimères destinées avant tout à satisfaire son égo, en étant tout simplement la meilleure dans son aride discipline). Quand Alma, catastrophée, cherche ensuite à noyer son chagrin dans l’ivresse, voilà qu’elle se comporte avec son homme-objet de la pire des façons, irrationnelle, l’humiliant puis lui demandant des faveurs sexuelles… qu’il va lui refuser, car son intelligence artificielle lui dicte de « comprendre » que, normalement, l’humain ne se comporte pas comme Alma le fait à ce moment avec lui. Elle s’excusera d’ailleurs auprès du robot le lendemain, se repentant (lui dit-elle) d’avoir été une très mauvaise représentante de son espèce…

Leurs relations évoluent donc. Tom accompagne même Alma chez son père, et y découvre son environnement familial et son passé, notamment (sur d’anciennes photographies) des vacances au Danemark à Kongsmark (Sjaelland) : elle avait connu alors un garçon qui, bizarrement, ressemblait déjà à Tom (ainsi Alma et Tom pourront-ils, sur ces souvenirs désormais partagés, se construire pour les autres une apparence de passé commun ; car comme le dit Alma à Tom : « sans passé tu n’as pas d’avenir »). Mais pour Alma tout s’obscurcit peu après quand, de visite chez son ex-compagnon qui emménage, elle fait une découverte qui la bouleverse : la nouvelle femme de cet ex attend un enfant (ce qui la ramène à sa propre grossesse non aboutie). Que va-t-il lui rester à elle ? Son destin sera-t-il finalement de vieillir seule, comme son père veuf  ? Elle voit la triste fin de vie de ce dernier comme le miroir de ce qui l’attend : elle aussi vit déjà isolée, certes dans un bel appartement en haut d’un immeuble chic près de l’Alexanderplatz, mais sans amour. Ayant retrouvé plus tard son père ensanglanté, errant désorienté dans un bois (à la recherche de sa télécommande, après un cambriolage qui a dévasté sa maison), elle s’emporte quand un policier particulièrement maladroit s’étonne devant elle qu’on ait pu voler une telle maison « où il n’y avait rien de valeur » : serait-ce donc qu’une vie, avec tous ses souvenirs, objets ou photographies (tout ce à quoi un être humain est normalement attaché) n’a aucun intérêt parce qu’étant sans valeur marchande ? Qu’est-ce qui fait le prix de l’humain : est-ce seulement un beau compte en banque, des bijoux ou de l’électronique hypersophistiquée ? Tout se résume-t-il à la possession d’objets, telles ces machines proposées par la firme Terrareca ?

La vie avec Tom peut procurer des instants de magie. Comme cette balade en forêt qu’ils font tous les deux, avant de s’allonger dans l’herbe ; à son réveil il n’est plus là ; il n’est pas loin : il est telle une apparition au milieu d’une horde de cerfs, de biches et de faons qui ne le craignent pas (car il ne « sent » pas l’humain) ; à l’invitation de Tom, elle enlève alors ses chaussures pour simplement courir joyeusement nu-pieds dans une prairie ! Un soir, elle retrouve Tom au Pergammonmuseum : il y contemple étrangement, comme avec pénétration, l’extraordinaire Porte antique du marché de Milet, avec ses expressives sculptures (en réalité, il ne ressent rien). Ils passeront la nuit suivante au lit et elle connaîtra l’orgasme (que lui en réalité ne peut ni ressentir ni partager avec Alma).

Or après cette seule nuit passée ensemble, Alma décide d’interrompre l’essai et demande à Tom de partir, ce qui signifie sa mort car il n’a été conçu que pour satisfaire ses besoins à elle (Tom le sait mais il lui dit qu’il n’a pas peur car il se sait machine « recyclable »). Pourquoi ce choix d’Alma ? Le temps lui semble venu d’écrire son rapport, et elle vient de prendre conscience qu’une cohabitation amoureuse entre machines et humains n’est ni possible ni souhaitable : parce que d’une part une vitre épaisse séparera toujours humains sensibles et humanoïdes insensibles; et surtout d’autre part parce qu’il lui apparaît clairement désormais que ces créatures programmées pour satisfaire nos désirs particuliers ne sont qu’une excroissance de nous-mêmes, qui  nous renvoient notre image comme dans un miroir, et de fait nous éloignent encore plus des autres : ce serait donc se livrer à un « je » malsain, terriblement appauvrissant, où tout ne pourrait être qu’illusion comme sur une scène de théâtre, aux antipodes de la vraie vie avec ses heurts, ses échecs et ses désillusions. Certains s’y laissent pourtant prendre : comme ce respectable collègue sexagénaire qu’elle rencontre, hilare, dans la rue au bras d’une « jeunette » androïde, et que ce simulacre semble combler de « bonheur ». Mais de quel bonheur parle-t-on ? Et où est là-dedans la relation à l’autre, enrichissante même quand elle peut être aussi conflictuelle ? On voit comment ce film apparemment léger est bien plus profond que ce que certains y ont vu : il s’agit d’une réflexion sur le mystère d’être un homme ou une femme, en quête d’échanges et d’épanouissement personnel.

La fin du film est de plus étonnante. Tom, rejeté, ayant disparu (il n’est pas rentré pour se faire recycler chez l’entreprise qui l’a usiné), Alma étrangement se rend alors à Kongsmark au Danemark, le lieu de son premier amour de jeunesse. Il se trouve que Tom, apparemment, l’y a précédée et l’attendait depuis quelques jours ! Là, allongée sur une table de jardin comme autrefois quand elle rêvait à son premier soupirant, elle laisse filer ses souvenirs, ces moments où elle attendait en vain que ce premier garçon vienne l’embrasser (et ce garçon ressemblait déjà à Tom) : elle fermait les yeux, mais à chaque fois qu’elle les rouvrait, personne n’était là. Elle se retrouve donc des années plus tard à regarder un ciel vide où passent seulement des nuages (l’image est splendide). Comme avec ce robot nommé Tom, Alma ne s’est-elle pas condamnée à n’aimer que des illusions, des fantasmes qui n’existent que dans ses rêves (Samra Bonvoisin)[1] ?

 

[1] Samra Bonvoisin, 22/06/2022, article repris in https://cafepedagogique.net/2024/08/27/conseil-cinema-revoir-im-your-man-sur-arte-tv/

 

 

 

 

 

[1] Samra Bonvoisin, 22/06/2022, article repris in https://cafepedagogique.net/2024/08/27/conseil-cinema-revoir-im-your-man-sur-arte-tv/

Titre original : Ich bin dein Mensch .(I’m your man )

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Durée : 105 mn


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